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Propos recueillis par : Benoit Georges
Photos : Benoit Collin
le mardi 01 avril 2008 - 16 416 vues

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On n'avait plus croisé Junior Kelly depuis la sortie de son dernier album, "Tough Life", en 2005. Toujours aussi chaleureux et disponible, Junior Kelly a indéniablement gagné en maturité. Prenant son temps pour bien développer ses analyses, il évoque avec nous son refus de la fuite en avant dans les sorties d’album ou sa conception de la religion. C’est avec un intérêt certain que nous abordons avec lui quelques sujets brûlants en Jamaïque : la recrudescence de la violence, l'hypocrisie de l'industrie du disque sur son exploitation par les artistes, la protection du patrimoine musical jamaïcain... Fait plutôt rare dans une interview, Junior Kelly n’hésite pas à donner son avis sur les initiatives du nouveau gouvernement ou sur la politique du label VP qui distribue ses albums, et milite même pour la création d'un syndicat d'artistes.


Reggaefrance / Pourquoi a-t-il fallu attendre trois ans pour découvrir ton nouvel album ?
/ C'est lié au contexte des sorties d'albums en Jamaïque. Je ne veux pas sortir albums après albums sans pouvoir les soutenir de manière appropriée sur différents continents et territoires. La plupart du temps, quand un artiste réalise un album, il en fait un autre pour un producteur différent et les deux disques se concurrencent. Je trouve que c’est avoir un bien mauvais sens des affaires que d'avoir deux albums qui sortent à six ou douze mois d’intervalle. Tu sors un premier album, construit sur un momentum, un moment idéal, et un autre paraît six mois après. Par conséquent, tu changes de point de vue sur l’album le plus vieux alors qu’il n’a que six mois ! Tu ne peux pas le considérer comme un vieil album mais tu te concentres sur l’album le plus récent. Je préfère ne pas éparpiller mon énergie, je préfère construire le momentum, pour un album, le défendre partout et ensuite je suis prêt pour un nouvel album.

C'est pourtant ce que tu faisais jusque-là : ''Tough Life'' en 2005, était ton huitième album en cinq ans…
C’est vrai. Parce qu’au début, tu es jeune et tu veux percer, tu es débordant d'énergie, je le suis toujours ceci dit… Mais dans le reggae aujourd'hui, il y a différents producteurs, en tant que jeune artiste, tu veux chanter mais quand tu en as la chance, tu ne sais pas lequel va sortir tes morceaux, donc tu veux enregistrer pour un maximum de gens et tu te donnes au maximum. Mais ces morceaux peuvent revenir hanter les artistes. C’est ce qui s’est passé pour moi. Tes anciens producteurs attendent que tu perces et décident ensuite de dépoussiérer de vieux albums, ils les remixent et les ressortent. Au final l'album sonne complètement différemment, parce qu'il a été enregistré dix ans plus tôt ! J’arrive à un âge où je dois contrôler et économiser mes ressources et mon énergie et la concentrer à promouvoir un album à la fois. C'est aussi la raison pour laquelle je n'ai pas beaucoup de singles qui sortent en ce moment. Je ne crois pas au principe qui veut que tu enregistres des singles que tu empiles, et douze mois plus tard tu les compiles sur un album. C'est petit, et tu triches avec tes fans et ton public.

Parlons donc de ce nouvel album
Il s'appelle ''Prince of Roots''. Je vais te dévoiler un secret sur la pochette. Je suis dans une tenue royale africaine traditionnelle, et autour de moi, il y a un Amérindien, un Indien d’Indes, un Européen blanc, une femme noire, un Chinois et un Japonais. Ils sont tous habillés en tenues traditionnelles. Quand je pense à un album, je pense aussi à la pochette. Je voulais qu’ils m'entourent, on se tient la main. C'est un symbole du monde, des différentes cultures du monde. La musique de cet album s’adresse à toutes les cultures : je touche les cœurs et les esprits de tous. Je chante des thèmes, des histoires qui touchent tout le monde. C'est pourquoi, je pense que le titre et la pochette sont très importants. Je ne crois pas qu’un album puisse ne pas avoir de concept qui domine le tout.

Qui sont les producteurs ? Je sais que tu produis toi-même.
Je produis un morceau sur l'album, tout comme Joel Chin de VP. Sly & Robbie en produisent deux. Un ami à moi, Senior, celui qui avait produit Receive, en produit trois. Dusty de Firehouse aussi… C'est d'ailleurs le Firehouse Crew qui joue les riddims et qui a produit certains titres. Il y aura un featuring avec ma sister des Etats-Unis, Bar-Bee (Missing You). Ca sera le seul duo. Nous avons enregistré un duo avec Queen Ifrica, produit par Al Ta Fa An, Too Late. Je ne sais pas s'il est trop tard, justement, pour la mettre sur l'album ! En vérité, je n'ai pas peur de le dire, VP, la plupart du temps, ne construit pas de carrière. Ils ne veulent pas prendre le risque de choisir et de promouvoir une chanson. Ils préfèrent te laisser promouvoir seul ta chanson et si elle devient numéro un, ils la mettent sur un album. Je trouve cela petit. Ca ne joue pas en faveur de l'artiste ou du produit, pas même pour eux : quand ils font ça, c'est comme s'ils ne croyaient pas en l'artiste, jusqu'à ce qu'il rencontre le succès... Cette chanson est un numéro 1 potentiel, je peux le dire, et je ne la mettrais pas sur l'album. Je minimise le nombre de 45 tours que je fais pour m'assurer que mes efforts soient concentrés. Après cette tournée, je vais aller à New-York pour une séance de photos pour ''Prince of Roots'', et pendant ce temps on fera la promotion de ce titre avec Queen Ifrica. L'album sortira mi-avril et la chanson avec Queen Ifrica sortira avant je pense.

Revenons sur ''Tough Life'', le titre éponyme était produit par Frenchie.
Cette chanson fait partie de deux morceaux superbes que j’ai faits pour Frenchie (Maximum Sound). Ce que j’aime quand je travaille pour des producteurs européens, c'est qu'ils passent du temps sur la qualité des productions, des harmonies, des percussions, du mix… de tous les aspects. Malheureusement, les producteurs jamaïcains sont souvent trop occupés à se débrouiller, pour trois francs six sous, ça et là, pour penser aux bénéfices à long termes ou aux répercussions de leur mentalité de « hustling ». C’est vraiment dommageable de leur part. Quand je reçois un riddim de Dready (Soul Vybz) ou d'un producteur européen, il fait ressortir des émotions : le riddim me parle. Il donne une énergie différente, une inspiration pour écrire. Les producteurs jamaïcains ont tendance à trop s'écouter les uns les autres, à manquer d'imagination et à ne plus être assez créatifs. C'est pourquoi les oldies, du temps de Coxsone par exemple, sont si riches en termes de qualité. Les producteurs européens chérissent ces œuvres. Je ne peux pas dire que nous ne pouvons pas faire mieux qu'à cette époque. Bien sûr que nous pouvons. Tout ce qu'il nous faut faire, c'est revenir aux fondamentaux, être concentré, donner de l'importance aux détails et être plus créatif.

Rasta should be deeper était aussi produite par un label européen. A qui s'adresse cette chanson ?
Aux soi-disant philanthropes, aux soi-disant défenseurs de l'humanité, de la nature. Ils disent une chose et en font une autre. Selon moi, le mot « rasta » n'est pas une image dont tu sers pour avoir des filles, des armes, de l'argent, des richesses… Ce n'est pas ça, c'est bien plus que ça. Le mot rasta ne veut pas dire que tu as besoin d'être noir pour être rasta, tu dois être un humaniste, tu dois aimer les gens, aider les autres, ta famille. C’est ce que j’ai fait et cela me fait du bien. C'est ce qui fait de toi un homme du monde, un philanthrope, un rasta. Ce ne sont pas que tes cheveux ! C'est ce que je dis dans la chanson, « it’s more than the robe and the natty hair » (ça dépasse la tenue et les dreadlocks, ndlr), c'est ce que tu es, ce qui jaillit de toi, l'amour ! J'ai vu beaucoup d'artistes jamaïcains se prétendre rasta, mais ne pas vivre en suivant ces préceptes. Ce sont de bons préceptes, ils ne sont pas restrictifs. Bien sûr que tu peux aller dans un bar et boire un verre, bien sûr que tu peux jurer « bomboclaat », ça ne fait de mal à personne. Mais quand tu manques de respect aux femmes ou quand tu ne respectes pas la culture des autres ou ce qu’ils sont, comment vont-ils t'accepter si tu ne les acceptes pas ? Bien sûr, il y a des préceptes et des frontières, des standards moraux. Ces jeunes - je ne suis pas vieux, je suis encore jeune mais j'ai vu ce qu'est rasta - ont tendance à parler d'une chose et à en faire une autre en même temps. Cela me fait mal, car je représente les rastas, le côté humaniste et philanthropique.

Des journalistes me posent de telles questions sur ce qui se passe en Jamaïque - ils vont sur internet, aux concerts, ils lisent, ils savent ce qui se passe- donc je suis jugé par rapport à aux aspects les plus négatifs. Et ça me fait vraiment mal. C’est au point que je ne parle pas trop de ce sujet : je chante l'amour, la camaraderie. J'essaie d'éviter ces sujets, parce que je ne veux pas être jugé par rapport au mode de vie d’autres personnes, qui se prétendent rastas ou humanistes. Je veux être jugé par rapport à mes standards, à ce que je fais. Quelque fois des journalistes ont un agenda caché, donc en général j’évite ce genre de conversation. Je considère maintenant que ma conception de la religion et mon affiliation politique, quelle qu’elle soit, sont d'ordre privé. Je ne parle donc pas beaucoup du rastafarisme, cela m’embarrasse.

Je suis allé au Japon, où j'ai lu un livre sur Buddha. Tu l'as remarqué, je porte ce symbole sur moi, une tête de Buddha. Pourquoi je te le montre ? Quand je suis allé là-bas, je n’avais jamais été éduqué sur Buddha ou le bouddhisme auparavant, j’ai acheté et lu le livre. Buddha avait des qualités, dont beaucoup de gens manquent : ils devraient écouter ou lire sur lui. Ils verraient que cet homme aimait les gens, il partageait. C'était un prince couronné qui a quitté le palais de son père pour vivre avec les pauvres de son pays. Il parle de philosophie, de comment les gens devraient vivre. Je porte ce symbole aujourd'hui, mais si tu me vois un autre jour, je porterai un autre symbole d'un autre homme, pas d'un être surnaturel, mais d'un être humain béni par le don de l’amour. Yuh understand ? Donc tu vois que je ne peux pas être un rasta d’extrême-droite (« right-wing extremist ») et dire que mon chemin est la seule voie. On peut apprendre par différents moyens, et par d'autres cultures. Et si tu regardes suffisamment en profondeur, tu verras qu'elles disent toutes les mêmes choses.

Que penses-tu du concept Gangsta Ras qui perce en Jamaïque ?
C'est un mensonge, un « gangsta rasta » n'existe pas. J’ai lu sur Scarface, Lucky Luciano et tous ces gangsters, mais je n’ai jamais vu un « rasta gansta ». Ils devraient donc vérifier ce qu’ils disent avant de le dire. Je pense que c’est une image ou un personnage qu’ils aimeraient endosser. Mais il faut faire attention à ces images et ces personnages que nous voulons incarner. Si tu es un « gansta ras », tu dois vivre la vie d’un gangster, et tu te retrouveras… ou plutôt les gens te retrouveront un jour la tête dans le caniveau. Comme le dis la Bible, tu vis par l’épée, tu meurs par l’épée. Je sais qu’il n’existe pas de « gangsta ras », juste des individus qui incarnent des personnages et se proclament ainsi.

La violence en Jamaïque a encore une fois explosé ces derniers temps, les chiffres viennent de tomber…
C’est un sujet important. Je dois dire que depuis l’installation de la nouvelle administration, quelques tueurs notoires ont été capturés et c’est un signe. Ce n’est peut-être pas un pourcentage significatif mais cela pourrait le devenir : quand on attrape deux tueurs notoires, cela ne parait pas beaucoup, mais la Jamaïque a presque 2,5 millions d’habitants et si on arrête deux individus qui sont des tueurs sans foi ni loi, je considère que c’est un progrès. Même si la nouvelle ne se répand pas dans le monde et que les gens considèrent que cela ne compte pas, pour moi, qui vis en Jamaïque avec mes enfants et ma famille, c’est vraiment un plus. C’est ce qui arrive avec la nouvelle administration. Et il n’y pas que ça : le progrès, c’est qu’on ne les a pas tué. Partout dans le monde, tu vois des endroits comme la Colombie, où il existe des unités de la mort (« death squads ») au sein même de la police, tu constates que beaucoup de meurtres sont imputés à la police. Pour moi, c’est un aveu de faiblesse, quant à leurs méthodes d’investigations et à leur travail. Même si un homme est un meurtrier sans pitié, tu dois essayer d’obtenir la capture. Tuer la personne doit être le dernier recours, réservé à la légitime défense. En Jamaïque, historiquement, les forces de polices ont des méthodes très directes et violentes : ils tuent sans sommations. Ils luttent contre la violence avec une violence extrême. Or, je constate qu’il y a maintenant des règles, des procédures dans la police.

Evidemment, les gangsters ne respectent aucune règle et la violence reste à un niveau alarmant. Un nouveau rapport a été publié dans nos journaux en Jamaïque : nous sommes classés 70ème mondial au niveau de la corruption (Dans le rapport annuel de Transparency International 2007, la Jamaïque est classée 84ème au niveau monde et 19ème au niveau régional - Amériques, ndlr). Et en tant que Jamaïcain j’ai honte bien sûr. Souvent je dis que notre démocratie est morte, parce que dans d’autres sociétés, même des sociétés communistes, la corruption est à des niveaux plus bas. En Chine, la corruption est très faible, parce que pour certaines fautes, on te pend ou on te fusille. Il faudrait parfois faire peur à certains individus et leur dire que s’ils faisaient ce qu’ils font dans d’autres pays, ne serait-ce que fumer un joint, ils seraient condamnés à mort. Je ne dis pas que nous devons être aussi extrêmes, nous devons nous adapter. Mais de nombreux cas me démontrent que la démocratie est seulement pour l’élite et n'arrive pas jusqu’aux pauvres, ceux qui souffrent le plus et ont justement besoin de la protection de l’Etat, des gangsters. Je pense qu’il n’y a pas de management du crime en Jamaïque, cela devrait être l’éradication du crime. C’est un problème très complexe, mais je suis optimiste. Je pense que les mentalités des citoyens changent graduellement et que tout le reste devrait suivre : nous avons besoin de plus de fierté civique, de plus de devoirs civiques, nous devons prendre soin de notre magnifique pays, qui est visité par des dizaines de milliers de personnes chaque année, même avec cette criminalité. Il faut savoir que la criminalité est très localisée, et non pas étendue à toute la Jamaïque, sinon les gens ne viendraient pas. C’est donc un problème isolé dans certaines zones mais cela n’en reste pas moins un sujet brûlant qui doit être combattu.

Certains prétendent, que cela a à voir avec la « gangster music » et son influence, d’autres disent que cela vient de l’histoire violente de la Jamaïque, à commencer par Port-Royal, Henry Morgan et les boucaniers. Je dis non. Les enfants vivent ce qu’ils apprennent et cela ne changera pas. C’est à nous de prêcher le bon message. Le gouvernement doit être irréprochable quand il s’agit de corruption. Ils ont augmenté les salaires de l’administration et ils devraient encore les augmenter avant la fin de l’année. Ils ont de l’argent et des activités professionnelles annexes : ils devraient donc être irréprochables, incorruptibles parce qu’ils sont aisés. S’ils sont corrompus, les gens qui sont sous la coupe de cette corruption seront évidemment corrompus car ils se disent que si les personnes qu’ils ont mises au pouvoir sont corrompues, il n’y a pas d’intérêt à être irréprochable. Le système entier a besoin d’une grande remise en question. Et ce besoin d’une nouvelle vision de ce qu’est la Jamaïque et d’où nous voulons aller ne concerne pas un seul secteur de la société.

Le problème est que ce climat de violence continue à contaminer la musique.
Bien sûr ! Big time ! Je lisais récemment une interview d’un artiste connu qui disait qu’il chantait ce type de musique parce que c’est ce que les gens veulent entendre dans les clubs et les dancehalls. Selon lui, ils ne veulent pas entendre parler de bonheur, de joie, de plaisir, quand ils sortent, ils ne veulent pas entendre parler de moralité… C’est un mensonge ! C’est lui qui vend ce genre musical particulier et qui se vend lui-même comme un artiste qui fait des « gun songs ». Je sais que les « gun songs » font des dégâts. Par exemple, un jeune prend le micro et dit qu’il brandit son arme depuis qu’il va à l’école. Maintenant, la violence à l’école augmente en Jamaïque : contre les professeurs, les autres élèves et cela provient de certains idiots qui disent qu’ils portent leur flingue depuis qu’ils vont à l’école. Des élèves ont des I-Pod et écoutent cette musique dans les classes ou les cours de récréation. Ils pensent qu’ils ont besoin d’une arme, c’est ce qu’ils comprennent de telles chansons. Bien sûr la musique contribue à modeler la société, aucun doute. Aidonia a été poursuivi l’autre jour pour port d’arme illégal et un magistrat a publié une tribune dans les journaux en disant que les « gun songs » devraient être interdites et que tous ceux qui étaient pris à les chanter devraient aller en prison et payer une amende. C’est radical, mais nécessaire. Il faut que cela les blesse pour qu’ils voient les erreurs de leur conduite. Je ne dis pas cela parce que je suis rasta et que je chante certains types de chansons. Je pense cela depuis bien longtemps, avant même que je ne commence à faire pousser mes locks. Cela n’a rien à voir avec moi et avec ce que je fais : je peux écrire des bonnes chansons sur des beats dancehalls. Je n’ai pas besoin de chanter sur les flingues ou traiter les femmes de salopes, de putes. Je ne veux pas faire de l’argent avec la pornographie, car c’est de la pornographie verbale. Je ne veux pas empêcher les gens de faire de l’argent ou de prendre soin de leur famille. Mais il doit y avoir une limite à ne pas dépasser, même pour l’argent ou pour la célébrité. Il y a une voix que tout le monde a à l’intérieur de soi, il faut juste écouter cette voix.




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