INTERVIEW :
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : Caroline Dall'o & Frank Casali
le mercredi 05 avril 2006 - 33 146 vues
Depuis cinq albums, ces Californiens impressionnent. Un sans-faute depuis leurs débuts et le sentiment d'une progression constante les placent parmi les meilleurs représentants du roots moderne. Aussi réfléchie qu'improvisée, la musique de Groundation s'est transformée en dub avec le récent ‘‘Dub Wars’‘, bientôt suivi par ‘‘Upon the bridge’‘, leur prochain album qui devrait être prêt pour la rentrée. D'ici là, ils seront en tournée en France au mois de juin. Rencontre avec Harrison Stafford, chanteur et leader de la formation roots du moment.
Reggaefrance / Vous avez une identité forte, depuis le début. Ca a dû être difficile d'imposer ce son, c'est pour ça que vous avez tout de suite monté votre label. / Oui c'était pour ces raisons mais aussi parce qu'on avait confiance en la musique. Il faut la garder unique. Ne pas avoir à faire de concession, ne pas avoir l'impression d'ajouter une saveur de plus dans ce gigantesque marché de la musique. On veut être sûr de créer ce que l'on veut, ce que l'on aime, sans exception. Les débuts n'ont pas été faciles, et encore maintenant. En grandissant, tu fais face à de nouveaux défis. Tu apprends beaucoup de l'industrie du disque. Tu apprends que tout n'y est pas très bon…
Aux USA, la musique est perçue comme un business. Exactement, c’est pour cette raison qu’on a des obstacles assez imposants sur notre route aux Etats-Unis. Là-bas, nous avons une large base de fans qui aiment ce que nous faisons. D'une manière générale, il y a un public qui considère que notre musique peut être vue comme exigeante, ce n'est pas une musique de fond. Etre unique, différent, est une route difficile aux Etats-Unis. Mais ça ne pose pas de problème… C'est la route qu'on a choisie. Ca signifie que même si la route est difficile et que tu penses ne jamais y arriver, tu le fais quand même. Pendant toute ta vie.
'Dub Wars'' est constitué des dubs de ''Hebron Gate'' et de ''We Free Again''. On n'a pas joué de parties en plus, mais on en a inclus parties, surtout pour les dubs de ''We Free Again''. Il y avait Jim Fox, qui a fait quelques versions dub en live dans le studio. Et Marcus Urani exploitait ensuite ces dubs, il choisissait des morceaux à partir desquelles il a réalisé un master. On a mis tout ça sur un disque dur, et Marcus était ensuite capable, grâce au 24 pistes, de choisir les pistes originales et de les dubber une deuxième fois. Il pouvait explorer plusieurs voies, tenter des choses, revenir en arrière, et arranger complètement l'album. On a utilisé la flûte, le saxophone, des instruments que nous n'utilisions pas sur l'album original. Comme sur The Seventh Seal.
Groundation est vraiment la rencontre de musiciens, de joueurs d'instruments… Il faut dire que vous avez tous appris le jazz. J'étais reggae et jazz, mon père jouait du piano, mais Marcus, Ryan, Dave et les autres ont tous des influences différentes. Evidemment quand tu vas à l'Université, tu ne peux pas t'inscrire en ''Musique Reggae''. On étudiait tous le jazz, c'est là qu'on s'est rencontrés, et ça a certainement construit notre son, qu'il serait difficile d'imiter. Parce qu'on a emprunté des routes musicales que les gens n'empruntent pas vraiment. On parle tous le même langage musical, ce qu'un groupe pourrait répéter pendant un mois, on pourrait le faire en un jour. Parce qu'on connaît la grammaire de la musique, toutes ses règles. De savoir tout ça te rend libre de développer certains choses. Surtout quand tu parles de jazz, en termes d'harmonies ou de structure poly-métriques. Ce qui est très difficile à jouer, et à chanter aussi. Mais comme on a suivi cette formation, tout ça est en nous, intégré, digéré.
N'avez-vous jamais enregistré de morceaux jazz ? En fait, oui. On a une série d'enregistrements de live où nous jouons du jazz. On a fait quelques enregistrements en studio il y a des années de cela. On est tous monté dans le même avion, on cherchait tous à créer quelque chose d'original. C'est dans ma tête depuis que j'ai douze ans. Et quand j'ai découvert le reggae, je savais que j'avais trouvé, cette musique consciente… Certains étudient, étudient, et puis deviennent des musiciens de jazz. C'est route difficile aussi. Parce que quand tu fais ça, les gens chez le disquaire voient ton disque à côté de celui de Miles Davis ! Tu es en concurrence avec Miles Davis !
Sur ''Dub Wars'', on a l'impression que chaque morceau pourrait ne jamais s'arrêter. Est-ce que vous avez déjà eu l'impression de ne jamais pouvoir achever un morceau ? Non, non, jamais. Les solistes doivent apprendre leur leçon : démarrer, construire, et finir un solo. Comme pour le chant. Tu ne peux pas chanter, chanter et chanter… A u n moment tu dois t'interroger sur ton but, la finalité de ce que tu fais. Quand tu joues en live, c'est différent, tu peux faire ce que tu veux. Sur l'album, tu dois contrôler la durée des solos, leur construction, faire que tout soit ''clean''. Dans le futur, on pourrait dire que l'équilibre des albums de Groundation serait 50-50 : 50% chant, 50% de musique. C'est un équilibre que j'adore chez des groupes comme Pink Floyd. Cela donne plus d'impact. Quand tu écoutes ''Wish you were here'' de Pink Floyd, il te faut attendre 8 minutes avant d'entendre la voix. Et là c'est comme une récompense.
L'acte de création est parfois difficile, voire douloureux. J'écris des chansons en permanence, peut-être cent à l'année. Mais tu essaies d'en faire la meilleure chanson, la plus unique. Mais parfois, la meilleure chanson ne sera pas assez unique, you see what I mean ? Tu dois faire certains choix et laisser de côté certains morceaux. Tu essaies de retrouver certains trucs. Musicalement, tu essaies de lire, de garder ton esprit en éveil. Et puis tu réalises que le meilleur moyen d'avoir une chanson de Groundation est de mettre tout le monde dans une seule pièce, et que quelqu'un enregistre.
Notre apprentissage musical nous permet d'improviser, de la manière la plus large possible : ouvre-toi et joue. Quand tu te réécoutes, tu te rends compte que le son est vraiment puissant. On est alors capables de réécrire ce qu'on vient d'improviser, ça nous permet d'improviser encore plus après coup, d'être meilleurs un autre jour. Une chanson comme Smile, on l'a écrite comme ça. Tous les accords, les intros, les trucs de Marcus, la ligne de basse, toutes les petits trucs fous que Ryan fait à la batterie, tout a été écrit en un jour. Même les lignes de trompette et de trombone, comme sur l'intro, ont été écrites ce jour-là. En un jour, la chanson était jouée. Je suis juste parti de (il chante) "Smi-i-i-i-ile", puis j'ai improvisé les paroles.
Vous improvisez aussi vos textes ? Une bonne partie, oui. Je ne procédais pas ainsi avant. Je m'asseyais derrière un bureau, je comptais les syllabes, réfléchissait à des rimes… Et puis je me suis dit que quoi que tu écrives de cette manière, tu te retrouves toujours avec un morceau ''typique'', comme tout le monde. OK donc c'est une section ABC, tu la répètes deux fois, tu trouves le refrain que tu répètes aussi… Bob Marley écrivait comme ça, mais il écrivait des chansons fantastiques. Et tout le monde écrit pareil maintenant. Depuis ''Hebron Gate'', et plus encore ''We Free Again'', et encore plus sur le prochain album à venir, il me semble que l'improvisation est la meilleure méthode. Parce que Marcus, Ryan, Paul et les autres vont jouer ainsi, ils vont se répondre les uns les autres. Et tout à coup la chanson est née, il ne reste plus que les arrangements.
J'imagine que avec les années, il devient de plus en plus facile d'improviser entre vous. Oui, bien sûr. Et puis il y a une émulation, qui nous pousse tous à être différents. C'est très important, je ne veux ressembler à personne. Je veux jouer une musique originale.
Votre voix est unique également, elle a cette intensité… Oui, mais l'époque est intense ! C'est vrai, ma voix est… pas vraiment un cri ou une plainte… Mais plutôt comme quelqu'un qui t'interpelle. Les temps sont sérieux, et je ne suis pas en train de siffloter un petit air pop sur MTV. Je te parle de nous, je te parle de la vie, de musique.
Cultural Wars, sur ''We free again'', illustre parfaitement votre musique. Je ne me souviens plus quand on a joué cette chanson… On jouait Weak Heart, sur ‘‘Each One Teach One’‘. On avait déjà la base, on cherchait quelques plans en improvisant. Tout à coup, je les ai interrompus, tout le monde a stoppé net, et je suis parti sur un autre accord : (il chante) ‘‘Ah wo-o-o, wo-o-o...’‘ C'est comme ça que la chanson est née, le premier mouvement de Cultural Wars. Tout le monde a eu sa voix au chapitre. Je voulais faire finir le morceau avec un truc harmonique un peu fou, sur un rythme up-tempo. Ryan est arrivé avec le deuxième mouvement, très construit, avec des harmonies un peu abstraites. A la base, je ne devais pas chanter dessus. La troisième partie est née pendant une répétition. On jouait Mix up mix up des Gladiators. A un moment, le rythme change, ça nous a interpellés et j'ai commencé à chanter.
Après on s'est dit : ‘‘Comment peut-on utiliser ces mouvements ensemble ?’‘ On a travaillé sur les transitions, Marcus est arrivé avec cette partie énorme entre le troisième et le quatrième mouvement.
Ca a surtout été difficile en studio, parce qu'on a tout enregistré en une fois. A chaque fois qu'on se plantait, c'était comme si il fallait rejouer trois chansons à la suite ! Ca nous est arrivé quelques fois. Pendant un temps, on a essayé de trouver un moyen de jouer les mouvements deux par deux, mais on s'est dit qu'il fallait le faire en une fois.
Vous travaillez sur un album ? On travaille sur le nouvel album, ''Upon the bridge''. C'est marrant qu'on ait parlé de Cultural Wars, parce que ça va être dans la même lignée. Cet espèce de ''tout''. On a douze morceaux, pour ainsi dire, que l'on va relier avec ce pont, avec ces moments musicaux. Ca va être bien, on a plusieurs idées. On est très excités parce qu'on a beaucoup appris des albums précédents. On se sent prêt, et je suis sûr que ce sera notre meilleur album.
Vous nous aviez déjà dit que le meilleur album est toujours à venir (voir interview précédente). J'en suis sûr, je ne ferai pas de musique si ce n'était pas le cas. Tout notre message porte sur l'évolution de la pensée, de la musique. En pensant et en sachant que la musique est notre plus beau cadeau, la meilleure chose que les êtres humains puissent faire. La musique est humaine, uniquement. Je veux la voir évoluer, pas stagner à cause du business. Tout ça est une évolution, et ce qui est à venir est évidemment le meilleur. Parce que la musique te reflète, tu évolues, avec de la chance tu apprends les leçons que te donne la vie, les outils pour communiquer avec les gens. Je ne veux pas être un groupe qui égrène les albums qui se ressemblent tous. Ce prochain album sera une toute autre expérience. On a les moyens de réaliser ce qu'on a dans nos têtes. Encore plus aujourd'hui qu'à l'époque de ''We Free Again''.
Revenons sur le prochain album, vous parliez de douze parties ? Non, plutôt douze idées. Je ne pourrais pas dire à l'heure actuelle si il y aura douze chansons. Mais on a plein d'idées, ces douze là ne sont que le début. ‘‘Upon the bridge’‘ parle du moment de la vie. Les gens ne le savent peut-être pas, mais tous les albums de Groudation ont une place dans le développement intérieur. Le premier album, ‘‘Young Tree’‘ était la première réalisation de jeunes Américains. Etre une personne qui peut grandir, se construire. ‘‘Each One teach one’‘ parle de la connaissance de ton Histoire. Tu n'es pas seul dans la bataille, tu as tes parents qui t'influencent, qui t'ont appris des règles et inculqué des valeurs. ‘‘Hebron Gate’‘ illustre le conflit, qui est à la fois à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur de toi-même. Cette opposition entre ces deux forces, le Bien et le Mal. Après cet album, la guerre est terminée, et c'est éternel. ‘‘We Free Again’‘ est le premier album qui parle d'aujourd'hui, et peut-être même du futur. ‘‘Upon the bridge’‘ parle de 2006 et du futur. Quand je parle des douze idées, je pense plus à douze ‘‘objectifs’‘. Douze moments-clés, qui sont connectés à tout le reste. Mais pour moi, ‘‘Upon the bridge’‘, c'est là où nous sommes tous (‘‘sur le pont’‘, ndlr).
A contempler le monde ? Oui, on vient de l'Histoire, et on va incontestablement quelque part, il y a plusieurs chemins que l'on peut emprunter pour y aller. On ne sait pas si celui qu'a pris notre société, celui sur lequel nous sommes, nous emmènera vers un bon endroit ou non. On n'est pas sur le sol, on ne repose pas sur quelque chose de solide. On ne sait rien ! (rires) On est sur le pont, tout peut arriver.
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