INTERVIEW
Interview et photos : Sergio Marigomez
Les amateurs de sound-clash du monde entier le connaisse bien, tant son nom est devenu synonyme de meurtre musical. Certes Rodigan est un soundman, un des rares blancs qui 'clash' les jamaïcains sur leur propre territoire. et qui gagne ! Mais c'est avant tout un animateur radio. On peut l'entendre sur Kiss 100 à Londres, Irie Jam FM à New York mais aussi sur BFBS à travers le monde entier. Son métier d'animateur radio lui a permis de rencontrer les plus grands artistes au fil des ans, nul doute que cet homme est une véritable encyclopédie humaine du reggae.Rencontre avec le rude boy gentleman. Gwan Rodi, gwan !
Reggaefrance / Comment est née ta passion, ou plutôt ta dépendance, pour cette musique qu'on appelle le reggae ? / C'était il y 35 ans. J'avais 15 ans ou 14 ans et j'ai tout d'abord entendu la musique de la Jamaïque. C'était du ska, en 1964/1965 avec 'My boy Lolipop', puis 'The Guns of Navarone'. les Skatalites. 'Oh ! Carolina' fut un disque très important pour moi ainsi que 'Al Capone' de Prince Buster. A partir de là, lorsque j'ai découvert que cette musique venait de Jamaïque, je suis devenu complètement dépendant ! !
A cette époque, en tant que jeune Mod' j'achetais également du son américain : Curtis Mayfield, the Impressions etc. La première fois que j'ai entendu du reggae c'était en partie à la radio et en partie dans des maisons de jeunesse (youthclubs) et des fêtes.
C'était la musique des jeunes Mods et bien sur des immigrants en provenance des West Indies qui avaient ramenés cette musique avec eux. Avec quelques amis on est vite devenu accros, j'ai commencé à acheter des disques en 1967 avec l'argent que j'avais pour manger à midi et j'ai continué jusqu'à aujourd'hui.
Quand cette passion est-elle devenue un métier ? C'est devenu un métier en 1978. Je continuais à acheter tous les disques qui sortaient et BBC Londres a diffusé une annonce, ils recherchaient un animateur radio pour une émission sur le reggae.émission qui devait d'ailleurs être la seule dans le genre à l'époque, bien que Tommy Vans ait animé brièvement une émission sur Capitol Radio.
J'ai donc passé les auditions pour cette émission sur BBC Londres, et j'ai été retenu !
C'était votre première expérience radio ? Oui, on aurait dit que c'était écris et j'ai vraiment passé un bon moment là-bas. Un an et demi après Capitol Radio, une radio bien plus importante, m'a contacté. J'ai accepté leur offre et quitté BBC Londres, le succès de l'émission est devenu vraiment phénoménal.même si c'est moi qui le dit.
Là, et bien que cela ait déjà commencé sur BBC Londres, j'ai eu l'occasion de rencontrer tellement de stars.l'occasion non seulement de les interviewer mais aussi de les connaître. Ces gens là étaient des héros pour moi, j'avais admiré leur travail sur disque, je les admirais de loin et voilà qu'ils étaient tous là, toutes ces stars devant mes propres yeux !
Votre premier voyage en Jamaïque a du être toute une expérience. C'était en 1979, ce fut comme un pèlerinage pour moi. J'étais si excité, je ne pourrais pas décrire ce que j'ai ressenti. J'étais là, dans le berceau du reggae.. J'étais là, à Kingston. Là, devant la boutique de Prince Buster.Là, à Studio One. Chaque jour était exceptionnel ! Chaque jour je rencontrais des superstars : Sly Dunbar, Robbie Shakespeare, Gregory Isaacs, les Mighty Diamonds.
Je suis allé chez King Tubby's et j'ai rencontré le King ! Prince Jammy était au contrôle et un jeune homme s'affairait au fond, il allait devenir plus connu sous le nom de Scientist.Et tout ça m'est arrivé en l'espace de quelques semaines à Kingston en Janvier 1979. C'est un voyage que je n'oublierai jamais.Et c'était le début d'une longue liste de voyages. Car depuis, à quelques exceptions prés, je me suis toujours débrouillé pour retourner là-bas au moins une fois par an afin de recharger mes batteries musicales.
David Rodigan Sound System, ça date de quand ? J'ai toujours été DJ, dés l'âge de 14/15 ans, on faisait des soirées et les gens me demandait d'amener mes disques car tout le monde savait que je les collectionnais. C'était le début, même au lycée je jouais dans la discothèque de l'école qui se tenait dans le gymnase.
Je jouais toujours le morceau de Jackie Mittoo 'Ram Jam' et les gens m'ont surnommé David 'Ram Jam' Rodigan. Après le lycée, j'ai fait des études d'économie mais ça ne me plaisait pas. J'avais toujours rêvé de faire partie de la Royal Shakespeare Company, j'aimais le théâtre, je faisais parti du club théâtrale de l'école et je voulais devenir acteur.
J'ai essayé pendant trois ans en prenant des cours, j'ai eu la chance de décrocher un rôle au théâtre. Pendant ce temps là, je continuais à collectionner les disques et je me souviens que lorsque ma troupe jouais 'The Tempest' en tournée, j'allais souvent faire le DJ après la représentation dans des clubs aux alentours.
Pour ce qui est du sound system, c'est en 1979 que ça a démarré lorsque des gros clubs ont commencé à louer mes services vu que j'étais animateur radio. Durant les 10 années qui ont suivi j'ai principalement été un DJ jouant du reggae à travers les boites du pays, mais aussi en Jamaïque car j'ai rencontré Barry G en 1983 et il m'a invité à son émission. Cette émission a d'ailleurs tourné au clash.
Est-ce que ça veut dire qu'à l'époque vous aviez déjà des dubplates ? Oui, mais les dubplates d'alors n'étaient pas des specials.il n'y avait pas votre nom cité dans le morceau. Ce qu'on pouvait avoir c'était une copie d'un morceau inédit mis sur acétate, ou un mix exclusif d'un morceau existant par Tubby ou Jammy.
C'était ça les dubplates, pas de nom cité si ce n'est un truc en intro du genre : "seul Rodigan peut jouer ça ".Mikey Dread en avait, mais il y avait aussi les white label, les test-presing ou les pre-release. C'était ce qu'il y avait à l'époque, rien à voir avec les dubplates que tous le monde peut avoir maintenant ! En 1991, j'ai rencontré Bodyguard Sound (Jamaïque) en Angleterre et je leur ai proposé un clash.Tout le monde m'a dit que j'allais me faire tuer car ils avaient beaucoup de dubplates.
J'ai tout de même essayé, j'ai fait quelques specials pour l'occasion et ça a eu lieu à Clarendon (Jamaïque).Une expérience incroyable ! On a remis ça pendant plusieurs années. C'était le début du sound system et des sound clashs, car je suis avant tout animateur radio. Mais mon amour de la musique et du reggae a fait qu'il n'était pas possible pour moi de ne pas aller plus avant. J'ai passé de très bon moments en clash avec des gens qui respectent et aiment le même son que moi.
Qu'est-ce que ça fait d'être un blanc dans un milieu de noirs ? Pour aussi surprenant que cela puisse paraître, j'ai toujours été très bien accueilli par les noirs dans leur pays.
J'ai toujours été très touché et reconnaissant pour cela, car ce n'était pas forcément évident ! On serait en droit de s'attendre à une réaction plus brutale après tous ce que les blancs ont fait endurer au peuple noir.
Je pense qu'ils ont ressenti l'authentique amour de la musique, de leur musique, qui m'animait.et qui m'anime. Comme je pouvais exprimer cet amour à la radio, je pense qu'ils ont pu le sentir et. (Rodigan est interrompu par un bassiste qui insiste pour lui passer sa mix-tape.). Ou en étais-je ?
La rançon de la gloire ! Oui... Les gens me donnent tous des cassettes pour que je les passe dans mon émission ! Reprenons. J'ai eu quelques déconvenues, pas mal de gens semblaient surpris en découvrant qui j'étais. Surtout les premières années, car bon nombre de gens pensaient que j'étais noir, né en Angleterre mais noir ! C'était donc une surprise pour eux de voir que j'étais blanc.
Tu sais, c'est leur musique car elle est née chez eux, mais.La musique est ainsi, elle voyage et n'appartient en fait à personne si ce n'est aux oreilles du monde.
Question piège : quelle est votre soirée préférée ? (Silence).Dur.Car j'en ai fait un paquet. A part les clash en Jamaïque avec Barry Gordon.L'une des soirées les plus excitantes que j'ai fait, c'est mon clash en 1993 contre le DJ N°1 de Miami : Waggy T. C'était vraiment un clash excitant car on était équilibré : tout comme moi c'était un animateur radio, bon mixeur et il avait un bon MC.C'est une nuit que je n'oublierai jamais. Oui, cette soirée et mon clash contre Ricky Trooper (Killamanjaro) à New York en 1997 resteront toujours dans ma mémoire.
Plus facile, la pire soirée de votre carrière ? C'est une bonne question. Pour ce qui est des vibes, c'est sans doute mon clash contre Bodyguard en 1998 à New York.J'avais choisi une stratégie dans le Dub Fi Dub qui n'a pas fonctionné : je jouais du vieux son alors que le public était jeune, du coup il ne le reconnaissait pas et c'est devenu difficile.
Ce fut une expérience terrible et à la fin j'ai du concéder la victoire à Bodyguard, ce qui n'a pas empêché des gens de dire que j'aurais pu gagner si c'était le public qui avait décidé ... Mais je pense qu'il faut savoir admettre la défaite parfois, il n'y aurait pas tant d'agressivité en clash si tout le monde faisait de même.
Vous souvenez-vous de votre clash contre King Dragon/Lord Zeljko (Radio Nova) à Paris en 1996 ? Oui, très bien ! J'ai beaucoup aimé ce clash, King Dragon était vraiment à fond dans la soirée. C'était il y a combien de temps déjà ?. Je me demande souvent pourquoi je ne joue pas plus souvent à Paris et j'ai hâte d'y revenir.
Vous aviez gagné ce clash ? Je préfère laisser les gens se faire leur propre opinion. Je pense qu'il a très bien joué ce soir là et nous aussi.
En tant qu'observateur perpétuel du monde du reggae, quel regard portez-vous sur le reggae de nos jours ? Je pense que la musique est toujours intéressante, il y a de nouveaux talents qui m'impressionnent. Morgan Heritage est l'un des phénomènes les plus importants du reggae moderne tout comme leur petits frères de LMS qui m'ont impressionné sur leur premier album. Luciano aussi et tous ces artistes qui perpétuent la tradition du son roots & culture comme Capleton ou Sizzler.
Ma seule critique, ou plutôt une de mes critiques, réside dans le fait que la musique devient plus prévisible, on est plus face à des rythmes manufacturés que face à des créations.C'est parfois fatigant de tomber sur des séries de 13 versions d'un même rythme, toutes en boutique en même temps, la loi des moyennes dit qu'elles ne seront pas toutes bonnes.
Les producteurs devraient en sortir moins, peut-être deux ou trois pour voir au début, car cela sature le marché. Ce qui rendait cette musique impressionnante c'était son aspect mélodieux.si on perd ça de vue, on ira vers des ventes plus limitées. Le dancehall est certes très excitant, mais il y a des choses qui ne vont pas : la glorification erronée de certaines choses ou des références inutiles à un certain comportement sexuel. Sinon, le reggae se porte plutôt bien mais ce milieu à besoin de plus d'investissements.
La légende veut que tu soit en possession d'un dubplate de Bob Marley. Oui, j'ai un plate de Bob Marley. Mais ce n'est pas un morceau enregistré pour moi, c'est une création. Marley est mort en 1981, j'ai interviewé Bob à son retour de la fête de l'indépendance du Zimbabwe en 1981 et à ma connaissance il n'a jamais fait de dubplate citant le nom d'un sound. Tout bonnement car cela ne se faisais pas à l'époque. Ce que j'ai voulu voir c'est ce que Marley aurait pu donner sur un dubplate.
J'ai eu accès aux bandes originales de 'Iron, Lion, Zion' chez Island et j'ai fait appel à Shawnie B qui est un maître ingénieur pour créer une version alternative de la chanson. En fait, le morceau était destiné à un clash avec Killamanjaro et je savais que l'un des riddims préférés de Trooper était le 'cuss-cuss', nous avons donc posé la voix de Marley sur ce rythme.
Cela à pris 18 heures ! ! Le résultat était phénoménal. Et cela a vraiment mis le feu lorsque nous l'avons joué au clash, personne n'en croyait ses yeux et Trooper a dit que c'était un imitateur. J'ai eu l'aimable autorisation d'Island, car il savait ce que je voulais en faire : c'était pour le jouer à ce clash en 1997. Pour le coup, c'est un véritable Special !
Parlant de specials, n'est-ce pas devenu un peu trop un pur business de nos jours ? Totalement ! Dans beaucoup de cas ce ne sont même plus des specials mais juste une copie de la version avec un nom en plus ! C'est un business, une manière pour l'artiste de se faire de l'argent. Si les sounds en demandent, et de plus en plus le font, alors il est évident que les artistes vont vouloir de l'argent.
On ne peut pas leur demander de faire ça gratuitement ! A l'origine, ils le faisaient pour pas cher ou gratuitement pour des gens dans le milieu. Beaucoup d'artistes se sont ainsi montré généreux avec moi et je leur suis reconnaissant. Auparavant je n'en faisais que 2 ou 3 par an, pour des morceaux vraiment bons.
Parfois certaines versions me parviennent accompagnées de la version dubplate et je les garde précieusement. Mais de nos jours on dirait qu'il ne s'agit plus que de cela et je pense que c'est une erreur.. Il n'y a pas que les plates, il s'agit avant tout de musique et il s'agit surtout de la jouer correctement, avec amour et attention.
Je crois que le Dennis Brown - To the foundation est un de tes specials préférés, pourquoi ? Dennis et moi étions de très bons amis, je l'ai connu en 1978 et nous avons toujours pris le temps de nous voir. J'ai toujours voulu avoir son morceau 'To the Foundation'. J'ai eu la chance de connaître Gussie Clarke qui m'a donné accès aux bandes originales, Doctor Marshall a accepté de faire le mix et c'est un de mes ingénieurs préférés.
Le problème c'était surtout de mettre la main sur Dennis Brown, Dennis n'arrêtait pas de se déplacer dans le monde. Un soir, le téléphone sonne, c'était Gussie Clarke au bout du fil. Il branche le haut parleur et me demande 'devine avec qui je suis ?', je lui réponds 'Sûrement pas avec Dennis Emmanuel Brown.' et c'est Dennis que j'entends dire 'David' avec sa voix si caractéristique. Je n'oublierai jamais ce moment ! Il m'a dit 'Je suis en studio et je vais faire cette special pour toi', je lui ai faxé le texte modifié pour en faire une soundbwoy version.
Il l'a fait et il l'a remarquablement bien fait, une prise de voix exceptionnelle avec sa voix overdubbé pour les harmonies, c'est plus qu'un plate. c'est un enregistrement unique. C'est l'exemple parfait de ce que devrais être un special, quelque chose de complétement original, Doctor Marshall m'en a donné trois mix différents. Dennis a chanté d'autres specials pour moi avant sa mort, l'un d'eux ironiquement intitulé "Rodigan spirit is moving with me".
Savez-vous combien vous avez de dubplates ? Pas la moindre idée ! J'ai souvent pensé à les compter sans jamais vraiment prendre le temps de le faire. Et, il y en a vraiment beaucoup.
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