INTERVIEW :
Propos recueillis par : Benoit Georges
Photos : Karl Joseph
le lundi 22 août 2005 - 11 732 vues
Lorsqu’il a débuté sa carrière, il y a maintenant 20 ans, la tendance en Jamaïque n’était pas vraiment propice aux textes conscients. Guidé par son exigence, Admiral Tibet a traversé le début du reggae digital à contre-courant, gagnant ainsi le surnom de Mr Reality et un beau palmarès de hits. Dix ans plus tard, alors que les chansons à messages sont remises au goût du jour par la nouvelle génération, il connaît une deuxième consécration. Toujours actif aujourd’hui et toujours conscient, Admiral Tibet est un artiste humble et convaincu : qu’il évoque ses difficultés à percer ou ses succès, il ne se met jamais en avant, ce qui explique peut-être le peu d’informations disponibles sur lui. Reggaefrance l’a rencontré lors de son passage à Paris cet été, afin d’en savoir plus sur cette voix consciente qui résonne sans compromis depuis 1985.
Reggaefrance / Bienvenue Admiral Tibet. Je sais que tu as grandi à la campagne en Jamaïque. Peux-tu nous parler de cette période de jeunesse ? / Yeah, c’est Admiral Tibet encore une fois, aka Mr Reality. Je suis né dans la paroisse de St Mary, c’est effectivement dans une zone rurale de Jamaïque. Ce n’est qu’à partir de 16 ou 17 ans, que j’ai vraiment réalisé le don que j’ai reçu du Tout-puissant. En fait ce n’est même pas moi qui l’aie découvert. Ce sont des amis et des anciens de ma communauté, qui l’ont découvert. C’est en me baladant dans les rues en chantant étant jeune qu’on m’a dit : « fiston, tu as a une bonne voix, pourquoi tu ne vas pas à l’église, ou pourquoi tu ne t’investit pas dans le chant ? ». J’ai donc commencé à réaliser le don avec lequel j’étais né. Pendant ces années j’ai chanté dans les sound systems. Quand je dis sound systems, ce n’est pas des noms reconnus, c’est juste des sonos que tu trouves dans tous les villages. Je me suis entraîné à chanter sur ces sounds. Ce n’est pas avant 1982 que j’ai quitté la campagne pour venir à Kingston, parce que j’entendais parler de King Jammy’s, du label Volcano de Junjo Lawes, du label Techniques de Winston Riley. J’ai réalisé que pour percer à la campagne ce serait très dur, ne serait-ce que parce qu’il n’y pas de studio. Je suis donc arrivé en 1982. Mais musicalement rien ne s’est passé même si j’essayais sans cesse, en allant voir différents producteurs. Mais ça n’a pas marché, jusqu’en 1985. En 1985, j’ai rencontré un producteur du nom de Sherman Clachar qui voulait bien me donner ma chance. Il m’a dit : « si tu veux, tu n’as qu’à passer au studio ». Ce n’était pas quelque chose de sûr, il m’a dit qu’il allait voir si il pouvait me donner ma chance. Il m’a juste dit « passes au studio et on verra si c’est possible ». C’est ce que j’ai fait et c’était possible. Car tout ce que le Tout-puissant ordonne, tout ce qui doit se passer, personne ne peux l’arrêter. A ce moment je pensais que c’était Dieu lui-même qui travaillait par l’intermédiaire de cet homme. Donc c’était possible et j’ai enregistré ma chanson. Il y avait beaucoup d’artistes dans le studio. J’ai enregistré en avant dernier parce que j’étais très modeste. J’ai toujours été modeste, je ne crois pas dans la précipitation. Donc j’ai beaucoup observé les autres artistes, et en même temps je travaillais de mon côté. Quand je me suis retrouvé en studio, ça voulait dire que mon heure était arrivée. Quand j’ai ouvert ma bouche, j’ai perçu une différence dans l’atmosphère du studio. Je me suis aperçu que je captais l’attention des personnes dans la salle de contrôle, que je pouvais voir dans la vitre : les ingénieurs et les autres artistes me regardaient et ils disaient des trucs comme « bad ! ». La chanson est sortie, et c’est devenu un hit. Après j’ai été contacté par Techniques pour qui j’ai fait Leave People business.
Quel était le tire de cette première chanson avec Sherman Clachar ? Je ne l’ait pas dit ? Pardon, c’est War between me and the babylone just can’t over. C’est donc mon premier enregistrement professionnel, en 1985. C’est sorti sur deux labels: Arabic et Kings International. Donc après j’ai bougé avec Technique pour Leave people business et Woman. J’ai commencé à être établi là-bas, puis Jammy’s s’est mis en relation avec moi, j’ai fait Serious time pour lui. Et c’est allé ainsi, le travail a continué jusqu’à maintenant.
Qu’est-ce qui t’a amené vers le rastafarisme ? J’ai réalisé que j’étais un rasta né, depuis ma naissance. En d’autres termes : j’ai commencé à écrire des chansons à l’âge de 14 ans. Et ces chansons ont toujours été « conscientes ».A cette époque je ne vivais pas parmi des rastas, je ne connaissais pas de rastas et je ne recevais pas d’enseignement à propos de rasta. C’est quelque chose de naturel qui vient des chansons que j’ai écrites: de la musique consciente, culturelle. Donc je considère que c’est le pouvoir du Tout-puissant qui s’est manifesté à travers moi. C’est pour ça que je dis que je suis né rasta, car rasta ce n’est pas comme un objet que tu choisirais parmi d’autres. C’est quelque chose de sérieux. Beaucoup de gens l’adoptent bien sûr. Je ne dis pas que tu ne peux pas l’adopter et être au fond de toi un vrai rasta. Je dis juste qu’il y a deux chemins : il y a ceux qui sont nés rasta et ceux qui l’ont découvert. Je ne dis pas que l’un est mieux que l’autre, car je connais beaucoup de mes frères qui ont changé de vie et se sont tourné de façon sérieuse, avec leur cœur, vers rasta. On pourrait en discuter longtemps mais pour faire court je te dirais : rastafari live !
Pour revenir à tes chansons, Serious time produit par Jammy’s est ressorti sur Digital B avec Shabba Ranks et Ninjaman en combinaison. A ce moment ces deux artistes étaient en rivalité. Comment est-ce arrivé ? Oui, il y avait des mauvaises ondes entre Shabba et Ninja à cette époque. C’était musical, seulement musical et pas personnel. Mon producteur du moment était Bobby Digital. Comme tu le sais, Bobby avait été l’ingénieur de Jammy’s. Même s’il était parti en solo, il gardait un accès complet aux sons de Jammy’s. On a discuté de ça lui et moi, et il a décidé de mettre Shabba et Ninja sur le même titre. Mais, nous n’avons pas chanté tous les trois ensemble. Ma partie était prête depuis des années. Bobby a décidé que cette chanson se prêtait bien à sa démarche d’unification. Le but était de montrer aux yeux du public qu’on pouvait réaliser l’unité entre ces deux artistes. Parce qu’au même moment, le public se préoccupait des embrouilles, des racontars qu’il pouvait y avoir entre Shabba et Ninja. Quand la chanson est sortie est eux et moi, les gens ont été étonné et ont plus relativisé. C’était une bonne chose, une grande idée, pour nous trois, car aujourd’hui encore cette chanson garde toute sa puissance, elle est vraiment internationale.
Il faut dire qu’à cette époque, Shabba et Ninja étaient tous les deux des artistes Digital B, c’est donc un moment important dans l’histoire du label.
Peux-tu nous parler du Sunsplash de 1989 ? Oui, 1989, c’est une année mémorable. En 1987, ils ont essayé de m’avoir au Sunsplash mais honnêtement je ne me sentais pas prêt. En fait, j’espérais que ça n’aboutisse pas. Mon manager était en contact avec les promoteurs du Sunsplash en 1987, mais au fond de moi je ne me sentais pas prêt. Donc quand le manager m’a annoncé qu’il n’avait pas réussi à me faire jouer là-bas, j’étais content ! En 1988, même chose, on a essayé de me faire jouer au Sunsplash, ça a échoué et je n’ai pas regretté. En 1989, je me sentais prêt, je me sentais fort, et c’est l’année où ils ont réussi. Car comme je l’ai dit : personne ne peut stopper ce que le Tout-puissant a décidé. Mais il y a beaucoup de choses derrière tout ça. Laisses moi te raconter.
Mon nom à cette époque n’était pas si connu. Même certaines personnes qui étaient dans le business, lorsqu’ils m’ont vu débarquer au Sunsplash à Montego bay… Je dirais qu’ils manquaient de respect. Il y avait là des artistes qui étaient beaucoup plus populaires, plus établis que moi. Par exemple, j’arrive avec ma voiture pour me garer dans le parking des artistes et quelqu’un me dit que je ne peux pas me garer ici. Je ne comprenais pas. On m’a dit que si je me garais ici, il n’y aurait plus de place pour untel ou untel. En gros, on m’a expliqué qu’eux, ils pouvaient se mettre là parce que c’étaient des noms reconnus. Mais le Tout-puissant est si grand qu’Il leur a montré qu’il ne faut sous-estimer personne, qu’il ne faut enfoncer personne, manquer de respect à personne, que tout le monde est pareil: nous sommes tous des artistes, nous sommes les mêmes, personne n’est plus grand que personne. Et c’est ce qui c’est passé au Sunsplash 1989, pendant la « dancehall night ». Le Tout-puissant leur a montré que personne ne peut se prétendre meilleur qu’un autre. Ce n’est pas parce qu’un artiste est populaire, qu’il a 10 morceaux dans les charts alors qu’un autre artiste n’en a aucun, qu’il peut se dire meilleur que lui. Je ne vois pas ça comme ça. Un artiste est un artiste, tout ce que tu peux faire, je peux le faire aussi. Si tu peux dominer le public et le faire applaudir alors moi aussi je peux le faire.
Et tu l’as fait ! Oui (rires). Mais comme je dis, c’est le Tout-puissant. Je l’ai vraiment senti ce jour là. Le pouvoir vient du Tout-puissant. Donc je ne m’attribuerai ni ce mérite, ni ces compliments. Sans le Tout-puissant rien n’aurait été possible. Je ne peux que remercier.
Je vais te citer quelques unes de tes chansons, peux-tu expliquer pour chacune le contexte et les thèmes de ces titres ?
Leave people business Cette chanson est très personnelle et locale car elle provient d’expériences, de choses que j’ai vu: des personnes jalouses qui regardaient, espionnaient, interféraient dans les affaires d’autrui, tout en négligeant leurs propres affaires. C’est un thème très simple mais on est de nouveau dans une crise mondiale, où des gens se mêlent des affaires d’autres personnes.
Woman Et bien ; encore aujourd’hui en Jamaïque tu vas trouver beaucoup de foyers, où l’homme est au travail toute la journée et la femme à la maison. En général, les salaires sont hebdomadaires donc les hommes se font payer le vendredi et en profitent pour sortir avec leur femme. Donc quand tu n’as été payé le vendredi, ça peut être source de problèmes avec ta femme. Là encore, c’est quelque chose que j’ai vécu. D’autres chansons sont plus basés sur des choses que j’ai vues et constatées tous les jours.
Comme Stop the corruption ? Oui et d’autre sur le même thème. « Stop the corruption in the system », c’est pour dénoncer les gens haut placés, qui la cravate au cou ont généré la corruption, l’ont entretenu et ne veulent pas la voir s’arrêter. C’est un appel au changement car un jour ou l’autre la corruption engendrera un retour de bâton. En d’autres termes, tu creuses un trou pour quelqu’un et un autre est déjà en train d’en creuser un pour toi !
La chanson Terrorist est peut-être encore plus pertinente maintenant ? Oui, en effet le terrorisme est devenu mondial aujourd’hui. Mais quand j’écris des chansons, je ne me focalise pas que sur la Jamaïque, j’essaye de m’informer sur le monde. Cette chanson c’était à propos de ces terroristes qui semaient la terreur dans les quartiers. A présent, on sème la terreur à l’échelle planétaire.
Tu as des projets en cours ? En ce moment je me concentre sur l’ouverture de mon propre studio pour y travailler et enregistrer des gens talentueux. Car je vois beaucoup de jeunes artistes en ce moment, à qui on ne donne pas leur chance, à qui on n’offre pas d’opportunité. Et ils sont vraiment talentueux pourtant ! Mon studio, c’est une certitude, je peux même dire que ça a déjà commencé. Dans le futur, je compte ouvrir mon studio, enregistrer des jeunes artistes et même mes enfants. Car j’ai des enfants qui ont eu ce don. Je vais continuer dans les choses positives, sans vulgarité, sans méchanceté. Quand je vais commencer à produire, tu peux être sur qu’il n’y aura pas un seul morceau vulgaire ou mauvais : « no badness, no slackness ». Je veux dire, on m’appelle Mr reality, vous pouvez écouter tous mes disques, sur toutes ces années, je n’ai rien fait de slacknes, pas de vulgarité, ni de méchanceté. Donc je vais maintenir cette exigence. On ne pourra pas venir dans mon studio pour chanter des choses vulgaires ou mauvaises, personne ne pourra faire ça, qui que tu sois…
|
|