INTERVIEW :
Propos recueillis par : Sonia El Amri
Photos : Karl Joseph
le mercredi 16 novembre 2005 - 22 491 vues
Alors que de nouveaux incidents tragiques secouent la Côte d'Ivoire depuis quelques jours, nous publions le deuxième volet de notre entretien avec Alpha Blondy, consacré à l'angle politique de son message. Après sa nomination en tant que Messager de la Paix par l’opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), il se voit renforcé dans son rôle de critique des politiciens. Son discours sans ambiguïté démontre qu'Alpha Blondy n'a pas usurpé son statut d'enfant terrible du reggae africain.
Reggaefrance / Vous avez enregistré Journalistes en Danger au profit de Reporter Sans Frontières (RSF), qu’est-ce qui a motivé votre geste ? / C’est un geste de reconnaissance par rapport à la profession en général. Parce que tout d’abord, c’est un journaliste qui m’a fait découvrir. Ensuite les propagandes politiques sont des actes antidémocratiques. Si on veut une démocratie, on a besoin de journalistes. Ce sont des personnes qui ouvrent les fenêtres pour que le peuple puisse voir ce qu’il se passe autour de lui, pour qu’il puisse voir dans quelle direction les politiques nous mènent. Emprisonner ou tuer un journaliste, je considère que c’est un crime contre l’humanité, un crime contre la démocratie et un crime contre la liberté dans son ensemble. Je pense qu’il faut que le peuple sache ce qui se passe. Il y a encore beaucoup de prisonniers dans certains pays. Il est grand temps que ces pays, par respect pour la démocratie et pour la liberté d’expression, libèrent ces journalistes. Si vous ne les voulez pas dans votre pays, vous n’avez qu’à les expulser, mais ne les emprisonnez pas, ne les tuez pas.
A l’occasion de la 4e journée internationale de la paix, l’opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) vous a nommé Messager de la paix. Quel sera votre rôle, et qu’apporterez vous au conflit ivoirien qui dure depuis trois ans maintenant ? On m’a fait cet honneur mais c’est aussi à tous les musiciens de Côte d’Ivoire et d’Afrique que revient cette nomination. La solution du problème ivoirien ne viendra que par les Ivoiriens. Quelque part, ma nomination a confirmé cette assertion-là. Je rencontre très régulièrement les différents acteurs du conflit ivoirien, je leur fais des propositions et j’écoute les griefs. Je veux briser ce mur de méfiance qui divise les Ivoiriens. Je veux pouvoir créer le triangle de la paix qui consisterait à promouvoir une rencontre entre les trois grands belligérants du conflit ivoirien, c’est à dire M. Gbagbo, M. Bédier et M. Ouatara. Si on arrive à désamorcer l’esprit de ces trois messieurs, on aura réussi à désamorcer la guerre en Côte d’Ivoire. J’ai besoin de l’aide de tous les artistes pour mener ce nouveau combat, j’ai besoin de l’aide de beaucoup de gens autour d’hommes politique, des amis de la Côte d’Ivoire, des amis de l’Afrique. Qu’ils me fassent des propositions. Selon eux, comment peut-on sortir de cette logique de guerre ? Pour pouvoir enfin aller à de vrais élections transparentes.
Les élections présidentielles en Côte d’Ivoire devaient se tenir le 30 octobre dernier, elles n’ont finalement pas eu lieu. Comme les rebelles pensez vous que Laurent Gbagbo doit quitter le pouvoir en attendant l’organisation d’élections claires et transparentes ou optez-vous, comme le prévoit le pouvoir en place, l’élection d’un nouveau 1er ministre et évidemment le maintien de Laurent Gbagbo en attendant les futures élections ? Je me place du côté de la résolution 1633 des Nations Unies. Pour éviter le chaos, la résolution a prévu de rallonger un peu le pouvoir de Gbagbo avec un nouveau 1er ministre consensuel. Et ce n’est pas évident de trouver un 1er ministre consensuel en Côte d’Ivoire. (Le 4 décembre 2005, Charles Konan Banny a été nommé 1er ministre et occupera sa fonction jusqu’aux prochaines élections prévues le 30 octobre prochain, ndlr). Et puis je crois qu’on partait dans le chaos. Le 30 octobre dernier était supposé être le jour de l’apocalypse, you know. Mais la résolution 1633 a évité ce clash dont tout le monde parlait. Cette résolution laissera le temps aux politiciens, à la famille politique ivoirienne du pouvoir de se ressaisir et s’organiser. Supposons que le vainqueur ne soit pas reconnu par les autres, nous sommes déjà dans une logique de guerre. Si on avait organisé les élections le 30 octobre dernier, on était sûr que la guerre allait reprendre. Parce que les vaincus n’auraient jamais accepté la victoire de l’autre.
Un peu comme au Libéria ? Comme l’ONU a déployé des troupes sur le terrain, il n’y aura pas de reprise de la guerre. Ellen Johnson Sirleaf (Présidente du Libéria depuis le 11 novembre dernier, ndlr) a proposé à George Weah (ancien footballeur candidat à la présidence du Libéria, ndlr) des fonctions au sein de son gouvernement. Et je connais Weah, ce n’est pas un sanguinaire. Pour l’amour qu’il a pour le Libéria, il ne va jamais pousser ses militants à prendre les armes. Le jeu démocratique au Libéria est en train de se passer, tu comprends, et c’est bien. Il faut que nous arrivions à cela en Côte d’Ivoire. Que le vaincu puisse téléphoner au vainqueur et lui présente ses félicitations. C’est ça que nous voulons réussir. Et c’est ça que la résolution 1633 de l’ONU tente de faire, de contenter tout le monde même s’il y a des petits grincements de dents, c’est normal. Le but c’est de remettre sur les rails le jeu démocratique, le train de la démocratie véritable.
Vous avez qualifié le conflit en Côte d’Ivoire de guerre « inter-minable ». Comment voyez-vous l’issue de ce conflit ? Ce serait prétentieux de ma part de donner une date. Il faut déjà faire prendre conscience aux uns et aux autres que leur guerre n’est pas la guerre des Ivoiriens et qu’ils arrêtent de prendre en otage un peuple qu’ils prétendent aimer dans leur discours. Nous, le peuple, on est amené à douter de leur grand amour en question. On a comme l’impression qu’ils ne pensent qu’à leur intérêt « vachement » lucratif. C’est le pouvoir qui les intéresse, you know, et ça c’est déplorable.
Cela fait longtemps que vous militez pour la même cause. Avez toujours foi en ce combat ? Chaque souffle que Dieu me donnera servira à cela. Ma nomination en tant que Messager de la paix est, pour moi, un acte divin. Parce que Dieu seul sait les larmes que j’ai versées devant la télé, Dieu seul sait combien de fois je me suis senti impuissant. Il a permis ma nomination pour que j’aie accès à des tribunes, à des officiels, pour essayer de porter des messages au-delà de la chanson, pouvoir parler à des personnes comme vous, pouvoir parler à des grandes télévisions, à des grandes radios. Je suis optimiste, nous vaincrons cette guerre.
Dans une interview à Ouest France, vous avez déclaré : « Nos chefs d’état doivent appliquer la démocratie véritable, leur sponsors occidentaux ne peuvent pas avoir plus de valeur que notre peuple. Nous devons avoir à l’esprit que l’Occident n’a pas d’amis mais des intérêts ». Les Occidentaux ont largement contribué à la situation actuelle du continent et à ce que l’on peut appeler la « Françafriqe », mais sont-ils les seuls responsables ? Je pense que les gouvernements français auront du mal à se dégager de leur responsabilité vis-à-vis de leurs anciennes colonies. Il y a ce que j’appelle la non-assistance coupable et aussi la complicité coupable. Toute la famille politicienne africaine francophone est sponsorisée par des partis français. Il est donc tout à fait normal de parler de leur prise de position. Les présidents qui ne sont pas dans ce moule sont renversés, et quand ils sont renversés, il y a toujours la France qui reconnaît le nouveau pouvoir en place. Ce n’est pas juste, parce que la France ne peut pas vouloir une chose et en même temps son contraire. Ils ont dit qu’il fallait la démocratie en Afrique pour rompre avec la confiscation et le kidnapping du pouvoir par un président jusqu’à l’infini, mais cette même France encourage cet état des choses. Il y a une complicité criminelle dans ce genre de prise de position. La France dit qu’il faut une démocratie, nous sommes d’accord, nos démocraties naissantes ont besoin d’un modèle qui est le modèle français. Je n’ai rien contre M. Bongo (président du Gabon depuis plus de trente ans, ndlr), absolument rien.
Mais je sens que la France pousse M. Bongo dans ce que j’appelle un hors jeu politique. Bongo est au pouvoir depuis très longtemps. Mais parce que Bongo donne à la France son pétrole et son bois, elle ferme les yeux. La même France dira un jour, à travers ses médias, que Bongo est un dictateur, que Bongo est resté trop longtemps au pouvoir. Pourtant c’est eux qui l’ont encouragé. La même chose s’est passée avec Mobutu (ancien président de l’ex-Zaïre), les Belges ont encouragé Mobutu quand il leur donnait tout le diamant, tout l’uranium, tout l’or du Zaïre (actuel République Démocratique du Congo, RDC). Dès l’instant où Mobutu s’est fait vieillissant, et qu’ils ont vu qu’ils pouvaient bien s’en passer, ils ont encouragé Kabila. Attention, je ne parle pas de l’homme en tant que dictateur, je parle du dictateur qu’ils ont encouragé et qu’ils ont fabriqué. Je ne dis pas ça parce que je suis contre le petit Kabila, lui aussi, ils l’ont mis en position de hors jeu et de dépendance vis-à-vis des pays qui le maintiennent au pouvoir. Et après on va s’étonner que ça pète. Je répète, je n’ai absolument rien contre M. Bongo, ni contre M. Kabila que je ne connais pas. Mais je suis en train d’évoquer les pièges de la colonisation, qui représentent des situations explosives à long terme.
Vous affirmez pouvoir tout dire sur la Côte d’Ivoire. Aujourd’hui qu’avez-vous à dire sur le gouvernement ivoirien? Ce que je veux dire sur le gouvernement français et sur le gouvernement ivoirien, je vais vous le dire : l’armée française a tiré sur les jeunes patriotes devant l’hôtel Ivoire, ce geste est un crime. La France, qui est un membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, le sait très bien. C’est criminel. Donc il faut que les familles endeuillées soient dédommagées par la France. Ce n’est pas en sacrifiant le général Poncet qu’ils vont nous niquer. Le général Poncet est un fusible, on sait qu’il a agi sur les ordres de Paris. Alors qu’on arrête de vouloir nous endormir avec des sanctions bidon. Et ce n’est pas en crucifiant Poncet qu’ils vont échapper au dédommagement des familles endeuillées. Le gouvernement ivoirien et le gouvernement français doivent dédommager toutes les familles françaises qui ont été pillées, qu’on a volées.
Et pour les neuf soldats français tués à Bouaké par l’armée ivoirienne, la France et la Côte d’Ivoire doivent aussi dédommager les familles de ces soldats parce que quand Gbagbo parlait d’aller faire la guerre au Nord (Nord de la Côte d’Ivoire, ndlr), la France était bel et bien au courant. Et les forces françaises ont regardé de l’autre côté pour laisser passer les soldats de Gbagbo. Donc il y a complicité. Voilà pourquoi la France doit aussi payer, tout comme la Côte d’Ivoire, et ils doivent payer financièrement. Un tribunal sérieux doit s’en occuper. Il faut un procès où la France et la Côte d’Ivoire soient tenues de financer les familles qui ont tout perdu dans cette histoire-là, parce que ces Français-là, ils ne représentent pas la France de Chirac. Ce sont des Français qui ont embauché des Ivoiriens et qui ont nourris des familles ivoiriennes et qui eux aussi gagnaient leur vie tranquillement. Alors on ne va pas les sacrifier sur l’autel des querelles politiciennes entre M. Gbagbo Laurent et M. Chirac Jacques.
Quand nous l'avons rencontré, Tiken Jah Fakoly nous a déclaré que pour pouvoir retourner en Côte d’Ivoire, on lui demandait de déclarer que Gbagbo était démocratiquement élu, ce à quoi il se refuse. En ce qui vous concerne, y a-t-il eu des conditions pour que vous puissiez rester en Côte d’Ivoire? Je crois que ce que Tiken a dit n’engage que lui. En tant que Messager de la paix, je ne peux pas entrer dans ce genre de sujet.
Si on vous le demandait, accepteriez-vous une fonction politique ? Non. Ca ne m’intéresse pas. Je me méfie de la politique, you know. N’est pas politicien qui veut. Il faut savoir mentir en regardant le peuple droit dans les yeux. Et je ne peux pas faire ça. Je n’ai ni le savoir, ni la connaissance. Aux politiciens la politique, aux artistes les arts.
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