INTERVIEW :

Propos recueillis par : David Commeillas
Photos : Benoit Collin
le samedi 05 août 2006 - 13 157 vues
Face à la foule comme dans les coulisses d’un concert, au sens propre comme au figuré, le DJ Big Youth est un vrai tchatcheur. Sa grande bouche pleine de dents en or distribue à volonté des compliments gratuits, des mots d’amours, des plaisanteries sarcastiques, des reproches aiguisés, des anecdotes incongrues, et des souvenirs savoureux sur les années 70… Véritable icône du reggae depuis quarante ans, il incarne la définition même du terme « beau parleur ».
Big Youth entretient sa réputation de façon un peu mégalo pendant les interviews. Il est capable, par exemple, de prétendre avoir converti Marley au rastafarisme. Il jure aussi avoir été « le premier artiste à adapter des chansons américaines sur des riddims jamaïquains. ». Difficile à croire quand on sait que Big Youth publia son premier single en 1972, alors que le label Studio One adaptait des « hits songs» de Memphis et de Detroit en ska depuis le début des années 60…Mais dans le fond, peu importent ses tergiversations et son egotripp’. Ses péchés mignons renforcent même le charme du personnage, pour le moins attachant. Big Youth est un genre de superstar à l’ancienne, que l’on respecte pour le charisme évident qu’il dégage. Le public l’adule surtout pour cet amour du reggae qu’il partage sur scène et qui crève les tympans à chaque concert. Toujours avec un sourire aux lèvres, il fait parti de ces Jamaïquains à l’humour intarissable que tous les autres artistes aiment avoir à leur table pour dîner dans les coulisses des grands festivals. Au dernier Ja’Sound par exemple, on l’a vu debout sur une chaise en train d’imiter d’autres chanteurs, devant Chinna Smith, Donovan et d’autres stars tordues de rire à l’écoute de ses bêtises. Tout cela n’est pas anodin. Car c’est cette même bonne humeur et cette énergie communicative qui transpire véritablement de ses chansons. Cela peut aussi expliquer que Big Youth devint le « Most Wanted DJ » des années 70 parmi la meute de jeunes tchatcheurs qui s’essayait alors à cette discipline. Certes, U Roy fut chronologiquement le premier DJ à sortir un album, mais en revanche, Big Youth fut sans doute le premier DJ de l’histoire à devenir une vraie superstar internationale. À cette façon de tchatcher typiquement jamaïquaine, il ajouta le style, la démarche et les costumes flamboyants. On ne peut dresser ici la liste exhaustive de ses tubes indénombrables, de S 90 Skank, en passant par le No No No de KC White, Skylarking de Horace Andy, etc... Il faudrait aussi mentionner tous les groupes à travers le monde et à travers le temps qui le reconnaissent comme une influence majeure, de Lone Ranger à Sizzla. Même Ali Campbell, le chanteur du groupe UB 40 avouait récemment dans un magazine anglais : « L’album "Reggae Gi Dem A Dum" est le disque qui nous a permis de poser les bases fondatrices de notre son. Même 25 ans plus tard, on continue à s’en inspirer pour construire nos albums. » Et Joe Strummer, l’icone rock des Clash, de surenchérir : « Je détestais le reggae jusqu’à ce que j’entende "House Of Dreadlocks" de Big Youth, ce fut comme un déclic pour moi. ». Puisqu’il revient en concert à Paris le 18 Octobre, il semblait impératif de publier cette rencontre avec Big Youth dont les maxillaires se débrident toujours quand on allume un micro devant sa « Big Mouth ».
Reggaefrance / On peut lire dans l’encyclopédie Virgin du reggae que tu as grandi dans une « pauvreté extrême ». Est-ce véridique ? / Pas vraiment. J’ai grandi dans le ghetto, dans une famille pauvre, mais la misère n’était pas plus extrême que celle de mes voisins ou des autres noirs qui habitaient le quartier. J’étais un de ces gamins sans chaussures qui se trimballent dans les rues. Si l’on peut dire que tous les habitants des ghettos vivent dans une pauvreté extrême, alors d’accord, finalement ça n’est pas si faux. Mais j’ai lu beaucoup d’âneries sur mon compte, dans les différentes biographies. Certains disent que j’ai commencé par être chauffeur de taxi, mais c’est complètement faux. J’ai simplement appris la mécanique automobile dans un garage de réparation de taxi, ça n’a rien à voir. Je travaillais chez Harvey’s Cab Company, dans le village de Rae Town ou je suis né.
Quels sont les artistes t’ayant incité à te lancer dans une carrière musicale ? Je m’extasiais sur la voix de Curtis Mayfield et Dionne Warwick à la radio. Je chantais à l’école, à l’église, et les gens m’ont toujours remarqué pour ce don. Ensuite, je me suis à traîner dans les ghettos de Maxfield à Greenwich Town, Rockford, Trenchtown… J’ai alors découvert la vie de rue et les stars de la rue comme Stranger Cole, Alton Ellis, ou Delroy Wilson. J’allais dans les coins les plus dangereux pour assister à leur concert, en pleine nuit. Quand tu es jeune, tu n’as peur de rien, tu penses que tu es un « badman », personne ne t’impressionne. La violence était là, mais pas aussi gratuite qu’aujourd’hui.
Qui t’a surnommé « Big Youth » ? Quand je travaillais au garage, le patron m’appelait « youth » car j’avais moins d’expérience que les autres employés. Mais quand je me suis mis à traîner dehors, j’étais plus grand et plus musclé que les autres marmots. Ils m’ont donc demandé: « Why everybody a call you « youth » and you’re so big ? ». Tout le monde a commencé à me surnommer ainsi, et Gregory Isaacs l’a inscrit sur un disque. Il fut le premier à sortir un single de Big Youth, c’était la chanson Movie Man, ma version de Movie Star de Errol Dunkley. Gregory m’avait entendu tchatcher dans le sound Tippetone, et il a vite compris que j’étais une vedette. Le lendemain après cette première session avec lui, j’ai enregistré ma version de Black Cinderella qui fut déjà mon premier « hit ».
Tu as débuté dans le sound-system de Lord Tippetone, avec Jah Stitch… Nah man ! Jah Stitch a commencé en prenant exemple sur moi ! Bob Marley me volait mes styles aussi. Il se prenait pour un « soul rebel » au départ, et je lui ai montré le chemin de Jah. Big Youth a lancé le mouvement rasta dans le reggae, car je fus le premier a agripper le microphone et à crier « Jah ! Rastafarï ! »
Il y a quand même eu des chanteurs rastas avant toi, même ton modèle, Dr Alimentato, chantait Rastafari par exemple… Ce n’était pas mon modèle, mais mon ami. On partageait une petite chambre dans un squat au 112 Princess Street. On enregistrait à Randys, à Federal, à Dynamics, mais on vivait à Princess Street, à Downtown Kingston.
Tu partageais une chambre avec Dr Alimandato sur Princess Street? Yah man, on était des Spanglers, on traînait dans le même gang, on squattait les mêmes endroits, la même communauté. Dr Alimantado a enregistré avant moi, mais j’ai changé le style de la ville entière ! Je suis arrivé avec un style tellement nouveau et tellement frais, que tous les autres ont tenté de m’imiter. Si Marley est devenu dread, c’est grâce à moi ! Me a tell you man ! J’écoutais des trucs différent comme Diana Ross et Dionne Warwick, Paul Simon… J’étais différent, j’adorais le rock, et j’adorais les chanteuses. Je n’ai jamais aimé la tournure que prenait la musique jamaïquaine à cette époque : « Baby I love you… », et « Simmer Down… »… De la merde ! Un rasta ne regarde jamais vers le bas, donc j’ai dit : « Live It Up ! Jah ! ». J’ai imposé ce genre de chansons sur les radios, avec S 90 Skank et Chi-chi Run. Mes convictions ont élevé toute la nation.
Pourquoi avoir enregistré des bruits de moteur pour le tube S90 Skank ? On l’a enregistré chez Dynamics, avec le producteur Leggo qui distribuait et vendait mes disques bien avant d’ouvrir son Leggo Studio sur Orange Street. Il travaillait pour mon label Negusa Nagast…Mais c’est Keith Hudson qui a produit cette chanson, et c’est moi qui ai trouvé l’idée de faire rentrer la moto à l’intérieur du studio. Car la semaine précédente, j’avais eu un accident de moto. Voici l’histoire de cet accident : Gregory avait enregistré mon premier morceau Movie Man, mais je ne l’entendais pas à la radio, ni rien. J’étais pauvre, donc je lui ai réclamé la bande et Gregory me l’a cédé pour que je puisse presser 100 exemplaires à Fédéral et les vendre dans la rue. Sur le chemin du retour, je me suis fait renverser par une voiture qui m’a éjecté de ma moto. Il était midi au moment de l’accident, et je suis resté inconscient jusqu’à sept heures du soir. Le choc m’a donné l’inspiration pour les paroles de ce titre, car soudain, j’ai eu envie de prévenir tous les conducteurs de moto : « If you ride like lightening, you will crash like thunder. » (Si tu conduis à la vitesse de la lumière, tu te fracasseras avec la force du tonnerre). Et comme le studio Dynamics était grand et large, j’ai eu l’idée de faire rentrer la moto dans le studio pour enregistrer son moteur dans le micro. La chanson paraît ainsi encore plus réaliste.
Plusieurs biographes de Marley reconnaissent que votre amitié était réciproque… Bob disait que j’étais son artiste préféré. On mangeait notre ital food ensemble, on fumait le chalice, il venait toujours à la maison… « Nice kind of brethren ». Il aidait toujours ceux qui étaient dans le besoin. Il était sollicité en permanence, il avait ce qu’on appelle des « tings friends » en Jamaïque…
Des « tings friends » ? Des gens qui sont tes amis quand ils ont besoin de quelque chose : « Them your friend cause them need tings : Tings friends ! ». Ce sont eux qui ont essayé de nous séparer. Notre amitié était sincère, mais les gens autour de lui étaient jaloux de moi.
As-tu payé des droits à Ray Charles pour avoir revisité sa chanson « Hit The Road Jack » ? J’ai vendu un million de copies de ce single à Kingston, mais pourquoi aurais dû lui redonner des droits ? C’est ma chanson, j’ai changées toutes les paroles ! Il ne reste que le refrain de Ray Charles, donc la chanson m’appartient. Je respecte Ray Charles, c’est un grand monsieur, mais ce 45 Tours fut produit par Big Youth lui-même. Je fus le premier à enregistrer des reprises des hits américains sur des riddims jamaïquains. Et pourtant Trojan m’a volé tous les droits internationaux pour cette chanson.
Quels sont les producteurs qui t’ont aidé ou escroqué dans ta carrière ? Gussie Clarke fut le plus malhonnête. Il a profité de ma jeunesse pour me voler mes droits. À l’époque, j’essayais simplement de rendre les gens heureux avec mes chansons, vous comprenez ? J’étais un jeune de la rue, et voir la foule danser sur mes chansons me suffisait pour être fier. Je ne connaissais rien du publishing et des droits d’auteur. Gussie s’est crédité comme auteur de tous mes textes, alors qu’il n’a jamais écrit une rime pour moi! Aujourd’hui, Gussie est à la tête de Anchor Studio, et c’est grâce à moi qu’il a commencé dans le bizness, en enregistrant mon album ''Screamin’ Target''. On devait faire 50-50, mais je n’ai jamais vu le moindre billet. Même quand il l’a vendu à Trojan à Londres, je n’ai rien touché. Je me suis toujours fait arnaquer par les producteurs comme Joe Gibbs. Et Prince Buster aussi, qui a sorti l’album ''Chi-chi Run'', et qui ne m’a jamais payé un seul dollar. Lorsque j’avais cinq ou six hits qui tournaient sur les radios de Kingston, je dormais toujours dans le squat de Princess Street.
Tu fus en effet le premier à lancer l’expression « chi-chi » qui est revenue à la mode récemment avec la chanson de T.O.K…. Moi je parlais d’une fille qui coure partout: « she-she-she-she run, and she run … ». Aujourd’hui, il y a des abrutis qui ont ajouté « man », pour dire « chi-chi man », et perpétuer la haine. Je déteste ces jeunes imbéciles, ce sont des faux rastas qui viennent jouer les gangsters. Ils portent des turbans et ils racontent des mensonges dans leurs chansons. Ils ne vivent pas ce qu’ils chantent, ce sont des loups habillés en agneaux ! Tant que tu me respectes et que ton cœur est pur, alors je te respecte aussi. Les vrais rastas ne te jugent pas sur ta sexualité, ils n’ont pas besoin de savoir ce qui se passe dans ton lit.
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