INTERVIEW :
Propos recueillis par : Benoit Collin & Benoit Georges
Photos : Benoit Collin
le mardi 10 octobre 2006 - 9 879 vues
Deejay incontournable des années 90 et entertainer toujours très actif, Mad Cobra reste associé par ses chansons au dancehall le plus hardcore. Cobra qui a connu un énorme succès aux Etats-Unis dès 1992, semble pourtant vivre bien loin des personnages qu’il campe à travers sa musique. Assagi, il mène une vie simple dans la zone résidentielle de Spanish Town, petite communauté tranquille à l’ouest de Kingston, un quartier aux allures de banlieue américaine. Ce qui ne l’empêche pas d’être toujours présent sur un grand nombre de riddims. Assis dans le patio devant la maison, nous revenons avec lui sur une carrière déjà longue et riche en expériences.
Reggaefrance / Peux-tu nous parler de tes débuts dans la musique et de tes premiers sounds ? / J'ai commencé sur des sounds comme Inner City, Climax, Originator, Star Scope. A cette époque, j'étais encore à l'école : j'étais jeune et j'essayais de me faire connaître par la musique en faisant des scènes ici et là pour me faire un peu de publicité. C'est comme cela que j'ai eu mes premiers buzz dans la rue et dans l'underground, car ces sounds étaient plutôt underground.
Comment as-tu choisi ton nom de scène ? Ce nom vient d'un des personnages de la BD GI Joe, un personnage assez calme en apparence mais qui agît de façon furtive. Ce personnage me ressemble assez.
Apparemment c'est ton oncle qui t'a donné ta première chance en studio. Oui, c'est mon oncle Elroy Thompson. Au début, il n'y croyait pas vraiment et il ne prenait pas ma passion au sérieux. Quand il a ensuite vu que d'autres producteurs m'enregistraient, il a changé d'avis. J'ai enregistré ma première chanson pour le producteur Earl Mason du label Wildfire qui s'appelait Respect woman. C'était en 1986 ou 1987.
Au début des années 90, tu t'es retrouvé à enregistrer pour le label Penthouse de Donovan Germain. Comment l'as-tu rencontré ? J'ai rencontré Donovan Germain grâce à Dave Kelly. A cette époque, Dave Kelly travaillait comme ingénieur à Tuff Gong avec son frère Tony Kelly. Quand ils sont partis pour travailler avec Donovan Germain, ils m’ont présenté à lui. C’est à ce moment que j’ai enregistré Yush, Gundolero ou Badboy, mes premiers hits.
D’ailleurs, tu n’as jamais quitté Dave Kelly depuis, et tu figures toujours sur les productions de son label Mad House. Dave Kelly est un ami. Lorsqu’il a un riddim qui pourrait me convenir, il m’appelle toujours : il m’inclut toujours dans ce qu’il fait.
Aussi loin qu’on puisse remonter, tu as toujours eu deux thèmes de prédilection dans tes chansons : les filles et les armes. Pourquoi ? Parce que je ne laisse aucune place à la « counteraction ». J’aime pouvoir aborder la réalité sous ces deux angles. J’essaye de conserver cet équilibre pour permettre aux gens de passer du « gangsta style » au « girls style ».
Toujours à la même période tu sors des « gun songs » parmi les plus explicites jamais enregistrés : tu parle des gangs de l’époque, tu conseilles aux rude boys de bien nettoyer leurs flingues (Tink a little gun) et tu vas même jusqu’à te plaindre du prix des armes et des munitions (Price a gun) ! En fait, c’est plutôt que j’écris ce que je ressens. Cela dépend de mon humeur. Je n’écris pas juste parce que le sujet est là sous mes yeux, mais parce que j’en ressens le besoin à ce moment. Je considère qu’il faut toujours essayer d’attirer l’attention du public. Toutes ces chansons comme Price a gun parlent de sujets sérieux mais la forme est assez comique. J’aime l’idée de faire rigoler les gens quand ils écoutent ces morceaux, même si ce sont des sujets sérieux.
En 1992, avec le morceau Flex, tu deviens le premier artiste dancehall à être numéro 1 aux Etats-Unis. Tu avais 24 ans à l’époque, n’est-ce pas arrivé trop rapidement ? Non, je ne pense pas car j’ai toujours fait de la musique : j’écris et j’interprète des chansons. Même avant cela, j’avais déjà une expérience de la scène avec la danse. Ce n’est donc pas comme si c’était tout nouveau et que j’avais peur de me retrouver devant un public. Mais j’étais quand même face à la problématique que rencontre n’importe quel jeune artiste : tu choisis de faire de la musique mais quand le succès arrive, ça devient ton métier, tout est différent. En 1992, quand cette chanson est devenue un hit dans les charts américains, j’étais quand même surpris car à cette époque je n’avais à peine réalisé assez de chansons pour un album. Je me suis retrouvé avec une grosse maison de disque, avec les photographes et les caméras autour de moi. C’était comme un rêve. Mais j’ai toujours regardé la réalité en face : je savais qu’une fois que j’avais percé, il me fallait rester. Quand les flashes ont crépités autour de moi, j’ai joué le jeu car j’avais déjà passé cinq ou six ans dans l’underground : prendre le micro dans les sound systems, porter les caisses de matériel ou les enceintes, enregistrer des dubplates gratuites, travailler sans être payer… J’étais passé par toutes ces étapes. J’espérais donc qu’un jour le succès arriverait.
Dans la foulée, tu signes chez Columbia. Cette expérience fut à la fois bonne et mauvaise. Mauvaise d’abord, parce que Columbia m’a limité : je ne pouvais pas poser sur tel riddim ou faire telle collaboration. D’un autre côté, les producteurs locaux, les organisateurs de concerts en Jamaïque pensent que tu leur manques de respect, que tu es trop « big » pour travailler avec eux, alors que c’est la maison de disque qui te l’interdit. Comme si elle voulait te contrôler. Je suis quelqu’un qui ne se laisse pas contrôler, je suis donc parti. C’était une décision difficile mais du moment que tu as tes racines, que la rue te soutient, il n’y aucun problème.
Vous n’étiez pas nombreux à l’époque à être signés sur des majors américaines… Avant moi, il y a eu Shabba Ranks et je tiens à le mentionner parce que Shabba m’a invité avec lui en tournée pour faire ses premières parties en 1991, 1992. On est dans le même camp. Je lui suis très reconnaissant d’abord pour avoir défoncer les portes aux Etats-Unis et ensuite pour m’avoir permis de vivre cette expérience. Moi, j’ai juste eu la chance d’avoir un titre dans les charts Bilboard.
Finalement, le deal ne tient pas ses promesses et tu te retrouves de nouveau dans l’underground jamaïcain qui assure toujours ta longévité. La chute fut rude ? C’était un choix. Je ne me sentais pas bien chez Columbia. J’avais connu l’argent, la couverture médiatique, le tapis rouge, les American Music Awards… Mais à la fin de la journée, tu restes un homme malgré tout et je ne me sentais pas bien comme ça. Je suis un homme avant d’être un musicien. Je devais donc faire mon choix et j’ai préféré retourner à mes racines. Je ne vais pas citer de noms mais beaucoup d’artistes sont partis aux Etats-Unis, au moment de leur heure de gloire. Ils ont eu leur moment, ils en ont profités et ont oublié leurs racines. Quand la bulle a éclaté, ils ont été obligé de revenir à leurs racines : le problème est que leurs racines ne les ont plus acceptés. Je reste un mec des ravines et des caniveaux (« gully and gutter »). C’est ce que j’ai choisi et c’est ce que je suis encore aujourd’hui. Je n’ai aucun regret.
Du coup tu reviens vers les producteurs locaux avec succès : la famille Jammy’s (père et fils), Digital B… King Jammy’s est vraiment un roi. Au niveau du travail de studio, il a son propre son et personne ne peut l’imiter. A cet époque, les plus jeunes de la famille se sont lancés dans la production : John John, Jam2, Trev, CJ…Bobby Digital vient de la même école que Jammy’s : il fait tout en analogique sur bandes alors que les jeunes producteurs d’aujourd’hui se servent pour la plupart de Protools. Les producteurs seniors comme Penthouse, Jammy’s, Bobby Digital ou Sonic Sound continuent à travailler en analogique sur des consoles 16 pistes et des bandes deux pistes : pour moi c’est ça le vrai son. Mais il faut évoluer avec les technologies parce que les générations changent et la musique change tous les jours. Tu ne peux pas rester bloqué sur un type de son : il faut écouter, tu dois savoir ce que les jeunes de 15 ans aiment. Il faut se mettre dans leur tête. En Jamaïque, les personnes plus âgées n’achètent pas autant de cd que les jeunes.
Tu restes très prolifique en single mais tes albums sont difficilement disponibles en Europe, qu’en est-il ? Mon dernier album n’est pas si difficile à trouver. Il peut être commandé sur le site internet de Jetstar. Il est sorti en mai 2006 et s’appelle « The sniper way » : il est ruff, authentique, malade, psychopathique... Maintenant je travaille sur un projet qui s’appelle « The other side of coin » et qui présente un côté plus cool, plus « smooth gangsta », des titres pour les femmes aussi, qui reflètent la vie sans être trop agressifs : mais rien de trop doux, rien de trop dur.
Il y a deux ans, tu as sorti un morceau sur le riddim Hard drugs, un titre conscient avec un refrain chanté en falsetto. Pourrais-tu te mettre à chanter plus régulièrement ? Non, pas vraiment. Je ne suis pas un grand chanteur : je ne tiens pas les notes… Mais j’écris des chansons que je ressens. J’étais dans cette inspiration quand j’ai écris ce morceau. Comme je te le disais, les sujets que je traite dépendent beaucoup de mon humeur.
Pour finir plus légèrement, tu préfères la compagnie d'une femme ou d'un flingue ? Les deux ! (rires)
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