Propos recueillis par : Aurore Mahieu
Photos : DR
le dimanche 01 juillet 2007 - 13 841 vues
Sherkhan vit à Kingston où il a monté son studio et son label Tiger Records. Musicien autodidacte, bassiste et amoureux des platines, il goûte au reggae avec son groupe Zebra Experience. Un monde sépare ses débuts dans le reggae en Bretagne (Morbihan) jusqu’à Kingston Harbour. Pourtant, à l’écouter, cette évolution est juste naturelle, tout comme les galères, la musique, sa nouvelle vie dans le ghetto d’August Town… C’est avec un brin d’humour qu’il retrace son parcours : des premiers enregistrements de Lutan Fyah dans sa salle de bain au milieu des Blue Mountain, en passant par des maisons squattées à Liguanea. Armé de 340 riddims dans son disque dur, c’est maintenant dans un "vrai" studio à Mona que Sherkhan entend faire parler de lui.
Reggaefrance / Quel est ton quotidien de résident jamaïcain ? Sherkhan / Le studio avec mon meilleur ami, "Pro Tools" ! Les sessions recordings, la composition de riddims, le mixage... je passe le plus clair de mon temps au studio, en moyenne 14 à 16 heures par jour. Sinon, les street dances bien sûr !
Lorsque tu es arrivé, comment t'es tu débrouillé pour rencontrer les artistes et les convaincre de poser sur tes riddims ? Quand je suis arrivé je n'avais aucun contact, juste mon laptop. J'ai passé beaucoup de temps à attendre les artistes. Je crois que le pire a été les attentes à Judgement Yard, au début. J’y suis allé des centaines de fois ! Il aura fallu des heures et des jours d’attentes pour pouvoir voir Sizzla. C’est en vivant cela que l’idée d’habiter à la Jamaïque s’est faite plus claire. En habitant ici, je pouvais me le permettre, ce n’était plus comme de venir deux semaines en vacances où le temps vous est compté. C'est un projet de long terme, de vie même ! Des relations se créent, les gens deviennent mes amis. Produire en JA ce n’est pas un truc d'arriviste, l'expérience m'a révélé que cela n'abouti souvent à rien : j'ai vu un paquet de producteurs hier que je ne vois plus aujourd'hui. Mon histoire prend du temps, mais sans griller d'étapes. Je préfère connaître trois bons artistes que dix mauvais. Pour ce qui est de "convaincre", je leur fais juste écouter mon travail. Et apparemment, ça marche.
Tu travailles autant avec des artistes connus que de jeunes talents, comment se passent les rencontres ? Le "Tiger Camp" comprend : Assailant de l'Alliance (Bounty Killer), Zeno (qui travaillait pour Computer Paul), Diana Rutherford, une très grande voix, Juvenile un gamin de la rue que j'ai pris sous mon aile musicale, Jah Trouble le "gangsta youth" qui impressionne déjà des grands artistes par son talent. La DJ et chanteuse Blessed, et Teflon qui fait déjà des ravages sur les ondes jamaïcaines... Ensuite Perfect, Norris Man, Lutan Fyah, Tanya Stephens, avec qui je collabore ou ai collaboré, me sont proches mais déjà établis, ils me donnent une force. Tanya et Andrew (son producteur) ont vu du talent en moi lorsque je les ai rencontrés. Les premiers titres sur lesquels j'ai travaillé se sont retrouvés sur le "Gangsta blues" puis sur le second, "Rebelution". Mon travail musical sur l'île a souvent été autre qu'une relation d'argent, c'est plus de l'échange.
Te sens-tu producteur, dénicheur de talents, musicien, manager compositeur ? Musicien avant tout, puis producteur.
Ecris-tu en pensant à des gens ? Comment se passe les échanges de riddims avec les artistes ? En fait je compose puis j'imagine quel artiste serait bien pour le riddim. En arrivant en Jamaïque, j'échangeais des riddims contre des voix. Cela m’a aidé à m’intégrer ; ça cassait le schéma habituel de "donne tes tunes et je te donne ma voix". C’était la musique avant tout ! Je dois dire que ça a assez bien marché. Je ne le fais plus maintenant, ou alors exclusivement avec Sizzla (Kalonji records).
Cela fait bientôt cinq ans que tu vis à Kingston, pensais-tu rester aussi longtemps en arrivant ? Non, je suis venu pour un mois et j'y suis encore ! La Jamaïque, c’est la Mecque de la musique, il faut croire que mon pèlerinage n’est pas encore terminé.
Quel était ton projet initial ? Tiens c'est vrai... à la base j'ai créé un projet qui s'appelle "Les Nuits Emeraude", un projet de voyage dans d'autres pays avec un laptop et un micro. Au gré des rencontres, enregistrer des artistes locaux connus et moins connus. Après un premier opus au Maroc, "Un hiver au Maroc", avec des styles Hip-hop, Raï, Reggae, Gnawa, j'ai pensé à la Jamaïque. Je voulais faire chanter les Dj sur des instrus hip-hop, jazzy, world, que sais-je, puis filler à New-York pour faire l’inverse avec des rappeurs. Imaginer pouvoir réaliser l’opus "Jamaica" en un mois était un peu ambitieux… Je développe néanmoins le concept, car si Hit Dem avec Perfect est le seul du genre entendu à ce jour, Sizzla a déjà chanté sur mes riddims jazzy. Avec du recul, je me rappelle du danger de la Jamaïque. Le danger d'y rester du fait de sa richesse artistique… Je ne m'étais pas trompé ! Dès que j'en aurais l'occasion "les Nuits Emeraude" se réveilleront à nouveau. Buju Banton sur un beat Hip-hop avec des coeurs Malien, des citars enregistrés en Inde et le tout mixé sur neve à NYC ... C'est ce type de projet que je visionne à long terme.
As-tu gardé cette démarche initiale dans ta manière de travailler aujourd’hui ? D'une certaine manière oui, car mon studio n'est pas beaucoup plus important qu'a l'époque d'un "Hiver au Maroc" (rires). Mais elle a évolué dans le sens où maintenant je suis capable de produire un titre, avant j'enregistrais simplement un artiste sur un riddim.
Penses-tu que les artistes jamaïcains soient prêts à repousser les barrières du genre ? En fait en arrivant en JA, pour pouvoir me fondre dans le business musical sans trop faire de vagues, j'ai décidé de faire de la musique Jamaïcaine "pure et dure" donc du one drop. Si j'avais fait des instrus trop hip-hop, rock, RnB ou electro, ils m'auraient regardé comme un "freak" (rires). Mais depuis un moment, je prépare des bonnes bombes de son qui poussent les limites musicales des artistes.
Est-ce facile de se faire une place dans le paysage musical et culturel jamaïcain ? Je ne vais pas te mentir, non ce n'est pas facile. Premièrement "Etranger", deuxièmement "Blanc" et troisièmement "pas de gros budget derrière moi"… Aie ! Mais finalement c’est comme partout, il faut faire ses preuves par le travail et ses capacités d’adaptation.
Quelles sont les étapes décisives de ton intégration ? La qualité de ma musique, et surtout les retours positifs des autres artistes. Je crois que sans ça, je serais revenu en France depuis quelques années. Lorsque Sizzla me dit: "Sherkhan you have it lock !" Lorsqu’un yout' de Capleton me dit que le "Prophet" écoute mes riddims dans sa voiture pour écrire... Cela me pousse à continuer.
Tu habites depuis deux ans à August Town à quelques mètres de Judgement Yard, alors que certains se seraient réfugiés uptown. Le choix était-il délibéré? Non, c'est plus par la force des choses, mes finances ne me permettent pas de vivre uptown ! Mais j’imagine qu’à ça s’ajoute le goût de la découverte, du risque aussi peut-être. Et puis le respect aussi. Tu es plus proche des gens si tu vis comme eux, le fait de ne pas rentrer dans un cliché du blanc qui vit chez les riches me protège et force le respect de certaines personnes. Ce n’est pas forcément facile, surtout en temps de guerre ! Politique je veux dire. Tu rentres chez toi à cinq heures du matin et les rues sont désertes, seuls les chiens et les chèvres vident les poubelles. Quand je me suis installé à August Town, je suis allé voir Sizzla pour lui dire que nous étions voisin, et il m’a répondu « Welcome to the Family ».
Les productions dancehall qui arrivent en Europe dénotent d’une radicalisation des lyrics, est-ce ce qui plait au public jamaïcain ? En ce moment la Jamaïque est submergée par le segment "Gangsta" (Movado, Busy, Aidonia, le "Gangsta Ras" Munga). Ce sont aux lyrics ultra-violents que la foule répond instantanément. Il n'est pas rare d'aller dans les dances et de voir les gens réagir uniquement aux titres de Movado et de Munga. Ensuite lorsque tu parles de radicalisation des lyrics j'imagine que tu fais allusion a l'homophobie. C'est un sujet délicat, qui nuit au paysage et au business musical Jamaicain.
Perçois-tu des changements dans l’industrie du disque à la Jamaïque ? L’industrie du single et la prod en série est-elle en déclin au profit d’une mainmise américano-européenne sur les albums de producteurs ? Selon toi, comment se porte le business ? Le business va mal c'est vrai. Les peer 2 peer, les downloads, la copie pirate ont mis un sale coup au marché ces 5-10 dernières années. Le single est en déclin aussi, mais je pense qu'il perdurera mieux que le cd grâce aux collectionneurs, aux puristes qui jouent le reggae à l'ancienne… Mais ça reste une minuscule part du marché. A mon avis, le business va se restructurer d'ici quelques années. Je ne sais encore bien comment, mais une chose est sûre, les producteurs, artistes et promoteurs doivent être rémunérés. Faire de la musique coûte de l'argent. L'équation est bancale, ça doit changer !
Quelle est l’opinion des artistes jamaïcains sur la scène française et européenne ? Ils aiment la France. L'Europe est une grosse source de revenus pour le reggae : albums, tournées, dubplates... La scène Européenne est principalement composée d'anciens artistes, que l'on appellerait en Jamaïque les "Old hits artists", les artistes que la vieille génération jamaïcaine aime. En ce moment en Jamaïque, la scène est contrôlée par Movado, Munga Honorable, Vybz Kartel, Bounty Killer, Busy Signal, Erup, Elephant Man, Aidonia... Ce sont eux que les jeunes Jamaïcains veulent entendre. C'est comme si en France on te disait j'adore Aznavour et Maurice Chevalier alors que tu écoutes Booba ou un autre groupe de rap hardcore, y a un décalage. Le reggae "roots" comme on l'appelle en France sert plus au "warm up" ici. Bien sûr il y a des "acts reggae" qui déchirent comme Jah Cure, Sizzla, Capleton (que l'on voit apparaîtrent de plus en plus sur des riddims dancehall), Lutan Fyah, Gyptian et j'en passe...
Quelle est ton actualité musicale ? Je travaille sur un riddim reggae: le "Ol' Sitt'n" qui devrait sortir très bientôt. Il sonne comme un riddim des années 70 avec les artistes modernes comme : Perfect, Norris man, Diana Rutherford, Teflon, Junior X ... une véritable "boucherie" ! Puis un riddim dancehall, le "Dead u Dead" avec Busy Signal, Norris man, Teflon, Spectacular, Tornado et bien d'autres ... Je produis aussi le nouvel album de Norris man "Much more to life", Stricly reggae ! Honnêtement c'est le type d'album que j'aurai acheté à l'époque ou je sélectais. J’ai aussi des albums en préparation pour Teflon, Diana Rutherford et Blessed. Je suis d'ailleurs à la recherche de distribution pour différents projets. Et puis j’ai des titres à droite et à gauche sur différents albums. Notamment le titre « Plus de Love » sur l’album de Daddy Mory "Reality" ; nous nous sommes rencontrés lorsqu’il est venu mixer ses morceaux à Kingston.
Pour consulter le myspace de Sherkhan : www.myspace.com/khansher
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