INTERVIEW :
Propos recueillis par : François-Xavier Rougeot et Alexandre Tonus
Photos : Benoit Collin
le jeudi 06 décembre 2007 - 10 920 vues
On n'entend plus Turbulence aussi souvent qu'avant. Son dernier hit, Notorious, remonte déjà à 2005. Depuis son avènement, une nouvelle génération d'artistes a émergé, le privant d'un peu de lumière. Mais le deejay de St Andrew est loin d'avoir dit son dernier mot. Et change de stratégie. Après 16 albums en sept ans d'activité, il entend baisser le rythme, délaisser la quantité au profit de la qualité. Rencontre avec un Turbulence assagi.
Reggaefrance / Si l'on devait ne retenir qu'une rencontre dans ta carrière, ce serait celle avec Fattis Burrell… / “Fattis” est comme mon père. Il y a plusieurs années, quand je souffrais - car dans le ghetto, on souffre, d’une souffrance telle que de ne pas avoir d’argent pour manger, pour se vêtir, pour rien – j’ai rencontré “Fattis” Burrell. Il m’a dit que j’avais du talent, et m’a demandé de revenir tous les jeudis et qu’il verrait ce qu’il pourrait faire. Je suis donc allé à son « école » chaque semaine. Quoi qu’il arrive, je me devais d’être là, pour travailler. Il m’a instruit sur les notes, sur les mélodies, sur les groupes. Il n’est pas seulement ce genre de producteur qui enregistre ta voix, il fait tout un travail derrière en te disant ce qui est juste et ce qui ne l’est pas.
Alors que ça faisait deux ans que je travaillais avec lui, un jour, Sizzla est venu au studio. Il m’a entendu chanter et il m’a dit : « J’aime ce que tu fais ». Que Sizzla te dise ça en Jamaïque est quelque chose de super. Qu’il en vienne à dire à “Fattis” : « Je le veux, lui, pour ouvrir mes shows », c’est ce pourquoi j’avais toujours gardé la foi. Je n’arrivais pas à le croire. J’ai couru dire à ma mère que Sizzla voulait que j’aille en Europe ou aux Etats-Unis pour chanter pour lui et elle m’a répondu que je mentais, que j’étais un menteur. Pendant trois ans, j’ai ouvert pour Sizzla, pour acquérir la reconnaissance et m’imposer à travers les années. Je suis donc très reconnaissant envers la Xterminator family pour ça, pour m’avoir laisser ma chance et faire que maintenant, c’est le moment, c’est mon tour.
A tes débuts, on disait que tu étais un peu le fils ou le frère spirituel de Sizzla ; te considères-tu comme tel ? Sizzla est un grand artiste. Je ne pourrais pas venir aujourd’hui et dire que je suis à l’origine de tout. Quand j’allais à l’école, je disais déjà que je voulais sonner comme lui. Parce ce mec est tellement fort. La première fois qu’il m’a entendu, il m’a dit : « Tu sonnes comme moi ! Qu’est-ce qui se passe ? Tu es un bon soldat.» Mais maintenant, jour après jour, les gens peuvent distinguer mon style de celui de Sizzla, car, dans la musique, tu expérimentes bien des choses et tu changes grâce à ça. Et aujourd’hui les gens peuvent dire : « Ca, c’est du Turbulence, ce n’est pas du Sizzla. » Il n’y a plus tant de similarités entre Sizzla et moi, car, avec les années, Sizzla a acquis une voix tellement plus rauque. Je me fiche de ce que les gens peuvent dire sur Sizzla, car je le respecte. Et je suis toujours dans une démarche d’apprentissage, j’écoute tous les styles de musique.
Qui par exemple ? J’écoute Michael Jackson, Elvis Presley, 50 Cent, Tupac… J’écoute leurs flows, leurs paroles, en me disant qu’en les associant, en mélangeant certaines choses du rap et du reggae par exemple, je peux arriver à faire mon truc à moi. Exactement comme Bob Marley, qui s’est inspiré du rocksteady et l’a introduit dans son reggae. Peut-être que moi aussi, je peux faire ça. Je prends la musique comme une grande université, pleine d’icônes comme Bob Marley, Jacob Miller ou Peter Tosh. Même Sizzla est une icône, mais une icône en formation, car il n’est pas mort, lui.
Parlons de ton dernier hit, Notorious… Notorious est chanson sur la réalité. Parfois, je m’assois et je crée des chansons juste à partir d’une vibration. Mais Notorious est une chanson sur ma vie, et pas seulement sur la mienne, mais sur celle de beaucoup de gens du ghetto partout dans le monde, et pas seulement en Jamaïque. Même ici à Paris vous avez des ghettos, vous avez les beaux quartiers et les bas quartiers, tout comme en Jamaïque. Je viens des bas quartiers, et là-bas, il y a plein de conflits politiques et des chefs de quartier. Ces chefs se reposent sur les gens de plus faible condition. J’étais un suiveur, rattaché à l'un d'eux. A notre époque, tu trouves plus de flingues que tu ne trouves de nourriture. De nombreux politiciens sont corrompus partout dans le monde. Ils viennent dans les ghettos et ramènent des flingues et des tas d’autres choses, pour nous contraindre à la guerre et au meurtre. Même si tu ne veux rien savoir de tout ça, tu vois les flingues. Je vois tous mes frères avec des flingues. Mais la musique et Rastafari sont des engagements pour la vie. Les gens disent : « Lui, c’est quelqu’un de notoire ». C’est de ça dont parle la chanson. Ca dit : « J’aurais pu être quelqu’un des plus notoires », ce qui signifie que j’ai choisi de ne pas l’être. Je dis aux gens : « Il y a un choix : on peut choisir d’être bons, ou d’être mauvais. » J’ai choisi de ne pas être mauvais, mais bon.
Certains de tes amis n’ont pas fait le même choix ? C’est pour ça que je suis ici pour leur dire ça, car certains de mes amis sont morts pour n’avoir pas fait le bon choix. J’ai plein d’amis qui ne grandiront plus. Ils ont fait le mauvais choix, qui les a conduit dans des pièges mortels. C’est pour ça que je suis ici pour dire ces choses aux gens. Peu importe le style de musique que tu chantes tant que tu y mets de l’amour, que tu y mets un message. Tu peux chanter à propos de ta petite amie, mais tu dois y mettre de l’amour. Si tu chantes à propos des filles, ne sois pas sexiste, ne maltraite pas les femmes. Même si tu chantes que tu veux du sexe, fais le bien. Si tu chantes de l’amour, tu dois leur dire de ne pas être vindicatifs ou racistes, de ne pas être haineux. C’est comme ça que les choses avancent. La musique est un véhicule qui peut transporter tout type de message. C’est un outil très utile, alors il ne faut pas jouer avec.
En Jamaïque, la musique sauve beaucoup de gens. L’éducation n’est pas si répandue en Jamaïque. De nombreuses personnes ne savent ni lire, ni écrire. Ils n’ont parfois même pas les moyens d’aller à l’école, mais ils peuvent chanter. De nombreux artistes sont comme des illettrés, mais la musique les a sortis du pétrin. Je dois remercier ma mère, car j’ai grandi sans père. Il m’a abandonné quand j’étais jeune et elle s’est assurée de m’envoyer à l’école grâce au peu qu’elle possédait. Je remercierai toujours ma mère, car elle m’a permis d’accéder à l’enseignement et m’a donné la vie. Mais la musique a aidé beaucoup de gens là-dehors et je dois aussi être reconnaissant pour mon talent, la musique.
Tu as chanté à plusieurs reprises le rapatriement. Es-tu déjà allé en Afrique ? Non, je n’y suis jamais allé. Mais je dois dire quelque chose à propos du rapatriement. Ce n’est pas physiquement, mais mentalement qu’il faut l’aborder. Chaque homme est d’une origine différente et, en ce sens, il faut élever ton esprit. Comme l’honorable Bob Marley le disait : « Emancipe-toi de l’esclavage mental ». C’est pour ça qu’il faut libérer nos esprits. Le concept de rapatriement signifie qu’il faut aller au-delà des frontières. Je ne peux pas être rapatrié vers l’Afrique, sans une contribution. Qu’est-ce que j’irais faire en Afrique maintenant ? Je ne peux pas aller en Afrique et aider les gens qui ont faim et qui souffrent, car je n’ai pas assez d’argent pour ça. Le jour où j’irai en Afrique, c’est que je pourrai contribuer à quelque chose, construire des écoles, des centres de soins. Pour l’instant, nous savons au plus profond de notre cœur que le rapatriement est un idéal. Certaines personnes disent qu’il n’y a aucun dieu, mais nous savons qu’il y a un dieu et nous le gardons dans notre cœur. C’est pareil pour le rapatriement.
Donc, dans ton cœur, ressens-tu plutôt l’Afrique ou la Jamaïque ? Je ressens l’Afrique.
Alors que représente la Jamaïque pour toi ? La Jamaïque est l’Afrique elle aussi. C’est son cœur Ouest, car le but de ce cœur Ouest est de revenir à l’Est. Il y a le corps et l’esprit. L’Afrique est une terre sainte, tu dois donc penser saintement. On parle d’élévation, il faut donc faire des choses qui élèvent. Les pensées négatives ne doivent pas atteindre notre esprit. Elles nous atteignent, car nous sommes tous des être humains, mais quand elles se présentent, nous devons les refouler. Tu m’as manqué de respect ? Très bien, je passe mon chemin. La guerre, selon moi, doit vraiment être le dernier recours, l’usage de la force doit vraiment être l’ultime moyen. On n’est pas censé se battre. Je ne m’emporte pas contre les fortes personnalités, car si tu le fais ne serait-ce qu’une fois, tu es en guerre. Je ne vais pas gâcher ma vie pour ça. Je préfère dire : « Ok, mon fils, je te pardonne ». Je ne suis pas Son Impériale Majesté, je suis un serviteur, je fais des erreurs aussi. L’égalité et la justice doivent être possibles sans combat.
Tu parles du sida aussi. Tu as écrit une chanson à ce sujet il y a 3 ans. Beaucoup de rastas demandent de brûler les préservatifs, mais pourquoi brûler les préservatifs et ne pas brûler la politique ? Pourquoi brûler les préservatifs et ne pas brûler la drogue qui tue les gens ? Si les préservatifs ont été créés pour sauver des vies, nous nous intéressons à la vie et à la survie. Si tu es un homme comme moi et que tu as fréquenté beaucoup de femmes - je te le dis, j’ai fréquenté beaucoup de femmes, car je suis un Africain - tu dois utiliser des préservatifs. Je dois mettre un préservatif, et je me fiche de ce que pensent les gens : me protéger, c’est la vie. Je suis intéressé par la vie, pas par la mort.
Tu as un album en projet ? Non. Je ne veux plus sortir d’album pendant au moins 2 ou 3 ans. J’ai déjà 16 albums dehors pour mon jeune âge. Il y a un bon nombre de grands artistes qui n’ont pas fait 16 albums. Moi, j’en suis déjà là, c’est peut-être trop.
La qualité de certains projets s'en est ressentie. Oui, car certains producteurs ne sont que des suiveurs. Si je sors un nouvel album qui marche fort, ces producteurs qui auront gardé des titres de mes premières années vont se dire que Turbulence marche en ce moment et vont ressortir ces anciens titres, alors qu’ils n’auront peut-être pas la qualité de ce qui vient de sortir. Tout ça ne sera qu’une compilation pour rapporter de l’argent à leur compagnie et eux vont te sortir un album dont je n’aurai jamais entendu parler. Tout ça est très dangereux. Mais ils ne pourront plus le faire maintenant, car je connais certains aspects du business que je ne maîtrisais pas avant.
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