INTERVIEW :
Propos recueillis par : La rédaction
Photos : Benoit Collin
le mardi 11 mars 2008 - 12 082 vues
Son nom de scène, d'origine italienne, signifie "né dans la lumière". Un rôle que Luciano prend très au sérieux, alors que sort son nouvel album, "Jah is My Navigator" chez VP. Le Messenjah n’a pas bougé d'un iota : avec humilité, parlant rarement à la première personne, il prône toujours un message positif et constructif, et ne mâche pas ses mots à l'encontre de certains artistes de la nouvelle génération, qu'il associe à des "messagers de la mort".
Ils seraient selon lui directement responsables d’une perversion de la jeunesse et du climat de violence en Jamaïque. Un point de vue un peu simpliste qu’on ne saurait prendre pour argent comptant, De même, lorsque Luciano plaide en faveur « d’un gouvernement théocratique, d’un ordre divin » aux Etats-Unis, position que partagent paradoxalement les conservateurs américains les plus bigots, quitte à choquer la plupart de ses auditeurs européens.
Reggaefrance / Tu es de retour avec un nouvel album, "Jah is my navigator" / C'est un album sur lequel nous travaillons depuis maintenant sept mois. Dean Fraser est le producteur et Joel Chin de VP s'est assuré que tout se passe bien. Je remercie tous ceux qui ont participé à l’album pour leur travail : les musiciens, le Firehouse crew, le Jah Messenjah Band, les ingénieurs, les choristes… Beaucoup de monde. La chanson-titre a été écrite par Tarrus Riley : nous avons invité quelques auteurs sur cet album. Je pense que le timing est parfait pour la sortie de "Jah is my navigator" en février. Février est tout simplement le bon moment pour sortir cet album car il y a l'événement « Black history month » et désormais, février est le mois du reggae en Jamaïque. Nous célébrons également à cette époque les naissances de Bob Marley et Dennis Brown. Ce mois de février est donc très significatif pour nous.
Dean Fraser est le producteur de cet album. Est-ce un changement par rapport aux années Xterminator ? Quand je travaillais avec Fattis (Philip Burrell) sur Xterminator, Dean Fraser était en secret derrière tout cela, un producteur derrière la scène, qui travaillait sur les harmonies, les « overdubs » et bien sûr le saxophone. Il a été avec moi depuis toujours, même en 1993, quand je suis arrivé chez Xterminator, il était déjà là. En tournée, il était mon directeur artistique. Cela fait très longtemps que nous travaillons ensemble. Travailler avec Dean Fraser en studio ne peut que donner le meilleur. Il est tout simplement l'un des meilleurs musiciens avec qui il peut être donné de travailler : sa présence est toujours un grand honneur.
La période où tu travaillais avec Sizzla, Fattis, Mickey General te manque-t-elle ? Mister Fraser était avec nous. C'était une époque où nous avions décidé de nous embarquer dans notre propre business, nous avions décidé d’avoir nos propres productions, Jah Messenjah Productions, comme les trois albums de Mikey General, dont le dernier "Confidence in self", dont le titre parle de lui-même. Il rappelle les enseignements de Marcus Garvey sur la confiance en soi. Nous essayons de nous focaliser et d'aider les jeunes, les nouveaux talents comme Milton Blake ou Babatunde. Le crew Xterminator a commencé à percer et nous avons commencé à tourner en 1993 avec Sizzla, Kulcha Knox, Shadow Man, Jesse Gender, Ragnampiza, Mikey General, Fattis et moi-même. Cela se passait bien sur la route, toujours. Mais de temps en temps, les rivières se séparent pour un temps et se réunissent parfois plus tard, avant de rejoindre la mer. Nous étions arrivés à un âge où nous réalisions que nous pouvions établir notre propre label. Nous avons sortis "Wisdom, knowledge and overstanding" et "Luciano ultimate collection". Nous sommes devenus plus mâtures et nous avons décidé de prendre notre business en main.
Tu fais figure de vétéran aujourd'hui, comment considères-tu la nouvelle génération ? Je suis très heureux de voir cette nouvelle génération de messagers. C'est vraiment un sentiment d'espoir. Etana, Queen Ifrica, Tarrus Riley, Richie Spice, tous ces grands artistes qui s'imposent. Honnêtement, nous ne pouvons qu'être reconnaissants parce que beaucoup pensaient que le « roots & culture » serait mort aujourd'hui, à cause du dancehall. Nous ne pouvions pas se permettre de laisser notre musique suivre les tendances du dancehall : elles renvoient à trop de négativité, de rivalité, de violence. Nous ne pouvons pas soutenir ces tendances. Je pense que le reggae est vraiment voué à éduquer les gens, à leur rappeler leurs racines pour qu’ils restent concentrés. C'est ce que nous ont laissé Bob Marley, Dennis Brown, Peter Tosh, Burning Spear, Bunny Wailer, Jimmy Cliff, Beres Hammond ou les I-Threes… Ils ont bâti des fondations formidables pour nous. Le mieux que nous puissions faire est de poursuivre sur les mêmes traditions, de garder la musique positive, culturelle et de conserver ce message. Garnett Silk l'a très justement dit : la musique est un guide ("music is a rod"), elle est la voix de nos pères, comme Moïse et Aaron, conduisant les gens vers la terre promise.
Justement, Garnett Silk à l’époque était confronté au « slackness » et a combattu cette tendance, et aujourd'hui le contexte semble similaire avec certains artistes qui chantent Selassie et les armes à feu dans la même rime… Cela ne fait aucun doute qu'il y a un double discours chez nos frères rastas. Tu ne peux pas dire « messenjah », Selassie et en même temps parler de quelqu'un qui doit mourir, de gros flingues... C'est du double discours. La Bible enseigne que tu ne peux avoir deux maîtres. C'est l'un ou l'autre : si tu veux être un gangster, vas-y, mais tu ne peux être un gangster et un rasta. Etre rasta suppose être au service de Sa Majesté. Ces jeunes viennent avec un esprit bien différent.
Tu as sorti beaucoup d'albums ces dernières années, n’as-tu pas peur de saturer le marché ? En fait, la plupart des albums sortent parce que des gens me demandent de participer à des projets. Je ne réalise pas que j'ai autant de chansons qui sortent. Mais la demande est tellement importante que cela ne s'arrête jamais. C'est comme une rivière : le flot est ininterrompu, mais tu ne penses jamais qu'il y a trop d'eau, même quand la marée est haute. Tu veux seulement plonger ! C'est la même chose avec l'inspiration : elle me vient sans arrêt et je la laisse s'exprimer. Certains de mes associés me disent de ralentir, d’arrêter de chanter pendant un an. Un an ? Imagine un oiseau qui ne pourrait pas chanter… Je ne me voyais pas dans cette situation. J'ai été envoyé ici pour délivrer un message. Qui sait ? C'est peut-être le compte à rebours final ou le dernier appel, comme je le dis dans une chanson. Nous sommes aujourd'hui entrés dans une ère technologique et nous ne savons pas combien de temps elle durera. Mais nous savons que nous allons vers l’autodestruction. Il nous faut essayer d'utiliser cette technologie pour diffuser un message positif à travers les MySpaces, les sites internet… Faire savoir que le Bien triomphe du Mal. Nous pouvons renverser certains de ces tensions que nous voyons bouillir. Si nous continuons vers cet environnement, cette mentalité, nous finirons tous aveugles dans cette communauté.
Y a-t-il un producteur en particulier avec qui tu souhaiterais travailler ? Jusque là, nous avons fait du bon travail. Et j'en suis reconnaissant. Quand tout se passe bien, tu n'as pas besoin de regarder ailleurs, de chercher d'autres personnes, quand les tiens travaillent déjà. Marcus Garvey nous a enseigné l'indépendance. Nous y travaillons : nous avons notre propre groupe, nos producteurs, nos studios. Si un producteur vient me proposer un projet, d'accord, mais jusque là, la magie opère, et nous allons faire en sorte que cela continue comme ainsi.
Et du côté des artistes ? J'aimerais beaucoup travailler avec des artistes Rn'b, les plus culturels en tout cas, comme par exemple Alicia Keys. J'aime ses vibrations, on voit qu'elle aime ses racines. Il y a aussi Anthony Hamilton, Wyclef Jean… Mais je ne sais pas ce qui est arrivé à ses dreadlocks par contre (rires).
Pour la première fois, une femme ou un afro-américain seront candidats à la présidence des Etats-Unis d'Amérique. Penses-tu que cela fera une différence ? Si tu regardes l'Histoire, tu vois que l'Angleterre est dirigée depuis longtemps par une femme, la Reine Elizabeth. La Jamaïque y a également goûté avec Ms Portia Simpson. Maintenant, Hillary Clinton peut prétendre à la présidence. C'est une prophétie qui se réalise : la Bible dit que les femmes prendront le pouvoir. Mais quand un dirigeant est élu, le gouvernement ne se résume pas à lui. Il y a des conseillers, le secteur privé, tout le monde joue un rôle. En haut, il faut quelqu'un avec la tête froide.
Je pense que si… comme s'appelle-t-il déjà ? Barrack Obama ? C'est vraiment un joli nom, je devrais écrire une chanson dessus ! S'il devient président, alors les Etats-Unis seront un meilleur pays où vivre. Nous avons besoin d'un président pacifique. Les Etats-Unis sont très puissants mais s’ils n'utilisent leur don de la bonne façon, il peut se retourner contre eux et devenir une malédiction dans la nation. Il y a tellement de grandes villes, des empires qui se sont effondrées : l'Atlantide, Sodome et Gomorrhe… Si le président ne gouverne pas dans les principes du Tout-Puissant, ce Jugement emportera l'Amérique. Nous espérons donc un président qui aurait un gouvernement théocratique, d'un ordre divin, selon les principes de la spiritualité. Ce sang versé, cet argent gâché ne sont bénéfiques à aucun de nous. Aucun pays du Tiers-monde ne peut rien en tirer de bon.
Tu chantes Sweet Jamaica. A quel point la Jamaïque est-elle douce ? Je chante « rendez-moi ma douce Jamaïque », parce que la Jamaïque n'est plus aussi douce qu'elle ne l'était. C'est comme un beau fruit qui a bien poussé mais qui pourri avant d’avoir été récolté. C'est ce qui arrive à la Jamaïque en ce moment. Certains deejays y sont pour beaucoup. Pourquoi je les condamne ? Quand Jah envoie des musiciens à travers le monde, c'est pour qu'ils inspirent les gens. Nous sommes supposés être des médiateurs entre Dieu et les gens. Le message vient à travers nous pour inspirer les gens. Tout d'un coup, il y a ces messagers de la mort, ces artistes qui viennent chanter sur les armes, sur les bombes, tuer, se battre pour une position, dans des chansons. Nous devrions chanter sur l'unification des peuples, le rapatriement, ces choses-là. Nous, les Jamaïcains, sommes un peuple qui étions en esclavage et qu'avons-nous fait de notre liberté, de notre émancipation ? C'est une blague, une vraie blague.
Je pense que le gouvernement doit prendre des mesures sérieuses dès maintenant pour nettoyer la musique. L'industrie du disque ne peut pas le faire, pas plus que les aînés de la communauté musicale. Le gouvernement doit proposer des lois pour le bénéfice de tout le monde, et en particulier pour les plus jeunes. Ils deviennent rebelles, cruels… On dit que la musique ne blesse pas les gens, c’est faux ! Avec les films, la musique ou les jeux vidéo violents, ces enfants apprennent la cruauté dès leur plus jeune âge… Ces choses envoient une image dans l'esprit des jeunes, ils grandissent avec cela et ne ressentent plus rien. Nous devons commencer à nettoyer la musique, quelle qu'elle soit, et les films qui sont autorisés pour les enfants aussi. Il faut mettre en place des guides parentaux adéquats pour garder la situation sous contrôle. Mais si les enfants sont seuls face à toutes ces chaînes… Ces enfants n'en ont pas besoin. Les aînés doivent prendre du temps pour être des guides parentaux: vérifier les sacs quand ils reviennent de l'école, leur musique. Il nous faut connaître nos enfants, nous devons avoir plus de contrôle sur eux.
En 1996, Sizzla ouvrait tes concerts, puis ce fut le tour de Junior Kelly. Ces artistes donnaient des prestations impressionnantes et ont été appréciés à cette époque, as-tu prévu de prendre des jeunes artistes sur la route pour tes premières parties ? Oui, de temps en temps, nous collaborons, car c'est une forme de collaboration, nous donnons aux jeunes la chance d'ouvrir nos concerts. Je suis à la recherche d’une chanteuse pour avoir au moins une femme dans le Jah Messenjah Camp. Nous avons Milton Blake, sur lequel nous nous concentrons et qui sera sur la route avec nous. C'est un très bon chanteur, je sens l'esprit du messager en lui. Nous avons aussi besoin d'un deejay. Nous voulons juste de bons chanteurs pour les promouvoir. Avant, nous avions un crew avec Mikey General et tout se passait bien. Nous avons commencé à sept et le groupe s'est élargi. J'ai eu une vision un jour de tout le monde dans un canoe, Sizzla, Kulcha Man, Jesse Gender, Ragnampiza… Et ils sautaient tous du radeau : à la fin, il ne restait que Mikey General et moi. C'est vraiment arrivé comme cela. J'ai l'impression que la façon dont Sizzla a dévié de la vraie tradition musicale n'est pas bonne pour lui. Les gens le connaissent comme un artiste culturel : il doit le rester.
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