INTERVIEW :
Propos recueillis par : Nicolas Swartebroeks
Photos : Benoit Collin
le vendredi 31 octobre 2008 - 9 473 vues
Kiddus I a mené une carrière bien loin de là où son talent aurait pu l'emmener. La faute à des idées bien tranchées qui lui ont valu une mise à l'écart prolongée. Après de longues années de silence, ses singles des années 70 ont trouvé place sur une compilation éditée par un label japonais l'année dernière. Son travail sur la série acoustique Inna De Yard de Makasound l'a également replacé sur l'échiquier musical. Il évoque avec nous ces années blanches, son apparition dans le film "Rockers", l'évolution de la scène musicale, ou son engagement pour la reforestation.
Reggaefrance / Comment est né le concept Inna de Yard avec Makasound ? / C’est une collaboration avec Earl China Smith. On est toujours en train de répéter ensemble. Lorsque Nicolas de Makasound est venu nous voir, il nous a vus jouer ainsi. Le concept "Inna de Yard" est quelque chose que l'on fait normalement, il capture des répétitions, des créations habituelles en Jamaïque.
C'était ton véritable premier album après plusieurs singles. Ta carrière est restée très discrète… J'avais déjà enregistré de quoi faire huit LPs, mais qui ne sont jamais sortis. J'ai du sortir sept ou huit singles. C'était tout ce qui était disponible alors. Inna de Yard était mon premier album. J'avais déjà sorti quelques morceaux à moi sous mon nom. Le dernier morceau que j'ai sorti sur mon label Shepherd, ça devait être en 1980. Entre 1978 et 1980, j'ai sorti tous mes premiers enregistrements en 45 tours. Les Japonais ont sorti une compilation de mon travail, sur le label Dub Store International, l'année dernière.
Pourquoi cela a-t-il pris tant de temps pour sortir cette compilation ? Je me demande parfois moi-même pourquoi. Les gens disaient de moi que j'étais l'artiste qui enregistrait le plus sans être jamais distribué, en Jamaïque. A cause de ça, j'ai perdu beaucoup, beaucoup de bandes de ma musique au fil des années.
Tu as le sentiment de vivre une deuxième carrière ? Depuis que je suis jeune je sais que je suis un musicien, et que j'ai un message à donner. A une époque, j'ai été délibérément isolé, on disait de moi que j'étais trop agressif dans mes chansons envers la société, on m'a dit que personne ne voulait se réveiller et entendre ce que j'avais à dire. J'ai fait partie du Peace Treaty Committee en 1978, je suis monté sur scène et j'ai adressé des remarques très agressives sur la société, l'establishment, le gouvernement. Ils ont pensé qu'il serait mieux que je sois mis de côté, "white-listé" (jeu de mot sur "black list", qu'il transforme en "white list", ndlr). Dans les années 1980, certaines personnes avaient imaginé que Jacob Miller, Peter Tosh et moi-même pourrions percer internationalement. Mais personne n'est venu m'aider, j'ai dû tout faire tout seul, tout le travail de production, d'enregistrement… Avec la réédition du film, on s'est de nouveau intéressé à moi. Le temps a peut-être guéri les blessures… Je suis désormais prêt à offrir au monde ce que j'ai.
Revenons à tes débuts dans la musique… Dès la claque que m'a donné le docteur sur les fesses. Tu sais, quand tu sors tout juste du ventre de ta mère ! Yeah !
Tu es devenu célèbre avec le film Rockers, comment t'es-tu retrouvé dans le casting ? En 1976, j'enregistrais la même chanson, dans le même studio. Jack Ruby, le légendaire producteur de Burning Spear, est entré avec Ted Bafaloukos, le réalisateur du film. Ils m'ont demandé de ne pas sortir la chanson tout de suite, parce qu'ils la voulaient pour le film. On a réenregistré le titre en 1978 pour le film.
Comment s'est passé le tournage du film ? A cette époque, il y avait une tension certaine en Jamaïque. L'état d'urgence était déclaré, il y avait des soldats dans les rues à cause des conflits… Le casting du film était principalement composé d'artistes et de musiciens. Il y a eu quelques désaccords ici et là mais de manière générale, c'était une bonne énergie et une bonne vibration.
La chanson Graduation to Zion, qui fait partie de la BO du film, n'est jamais sorti en single, pourquoi ? Pour être honnête, j’ai perdu la bande originale… Mais elle est ressortie sur un LP. J’ai retrouvé une copie de la bande en janvier cette année. C’est un producteur de New York qui m’a rendu la bande après 27 ans. Elle va donc être rééditée dans sa version originale, qui est d’ailleurs une bien meilleure version que celle de la BO du film qui avait été enregistrée sur des bandes qu’on utilise pour l’enregistrement des sons en extérieur pour les films. L'enregistrement qui a été fait chez Harry J est un peu plus long, plus abouti. Le label new yorkais de Michael Century va sortir sur un LP intitulé "Rocking Rebel" avec des morceaux que j’ai enregistrés entre 78 et 81... 17 titres exactement .
Tu as vu presque toute l’évolution de la musique dans ton pays depuis les 40 dernières années, quelle est ton impression sur la scène musicale actuelle ? Il y a du bon, mais après la mort de Bob Marley, la société ne voulait plus entendre diffusée sur les ondes la musique culturelle, de la vérité, celle qui éveille les consciences des peuples. Ils ont fait la promotion du dancehall, dont les paroles slackness ont minoré les valeurs du reggae. Finalement, ils en ont perdu le contrôle. Au début des années 90, c'était devenu tellement vulgaire et agressif… Les enfants répétaient ce qu'ils écoutaient… So they got sick of it ! . Mais ils ont délibérément minoré les vraies valeurs du reggae pendant dix ou douze ans.
Maintenant, il y a de l'espoir, car les jeunes artistes et producteurs sont inspirés, ils se branchent sur les vraies valeurs de la création. En ces temps de réchauffement climatique, c'est l'heure de la révélation. C'est le moment où la conscience de l'humanité doit épouser la symphonie de la vie. Nous pouvons devenir les bergers de Mama Earth. Ca ne peut continuer ainsi, trust me ! Je ne sais pas de quoi nos enfants vont hériter. Il y a de l'espoir, un quickening spirituel est en cours dans la création. Je le vois dans beaucoup de jeunes artistes…
Dans le DVD "Une ballade jamaïcaine", tu évoques la grande époque de Tivoli Gardens, là où les gens sortaient à l'époque, avant que le gouvernement ne ferme l'endroit… A l'époque, c'était la même chose, comme ce qu'ils ont fait à la musique. Parce que si les Jamaïquains s'unissent… La voix de la Jamaïque a été très importante. La première nation africaine dans les Caraïbes à avoir gagné son indépendance était la Jamaïque. Puis il y a Marcus Garvey, qui a motivé et stimulé la diaspora, à travers les Etats-Unis, les Caraïbes, l'Amérique latine et l'Amérique du sud. On parle de 15 millions d'hommes… A tel point que l'establishment a pris peur que ces gens puissent quitter leur pays, c'était leur force de travail. Ils ont donc minoré Marcus Garvey. Après vient Rastafari. C'est une voix pour le monde que Bob Marley a éveillé à travers le reggae. Notre message est si puissant que la société n'a jamais voulu que les Jamaïcains soient auto-suffisants et indépendants. Nous avons donc des interférences venues de l'extérieur, depuis toujours, pour déstabiliser, pour diviser. Parce que si nous sommes unis, peux-tu imaginer ? Cette petite île deviendrait alors une voix majeure du Tiers-Monde, pour tous les gens qui souffrent dans le monde.
Comment vois-tu le futur de la musique en Jamaïque ? C'est un cycle. A une époque, personne n'était intéressé par la vérité et les droits (truth & rights) mais aujourd'hui beaucoup de jeunes producteurs et musiciens écoutent la musique à l'ancienne.
Certains artistes dancehall chantent des paroles conscientes... Le plus important c’est ce que tu vas mettre sur le riddim, comment tu vas l'habiller : le message que tu envoies. Si ton message tire vers le bas, tu n'emmèneras personne nulle part. Si c'est la vérité, alors c'est positif, tu peux élever les gens avec ce message.
La musique est une chose spirituelle ? La musique est une partie de la vibration, c'est une vibration. Nous sommes nous-mêmes des vibrations et des résonnances d'autres vibrations. Si nous sommes en harmonie, alors c'est infini, c'est une partie de la symphonie de la vie.
Quels sont tes prochains projets ? Faire de la musique… Il y a aussi une association qui s'appelle Green for Life, c'est un programme mondial de reforestation, on créé des nurseries d'arbres. Cette association est basée en Jamaïque. On espère rassembler beaucoup de gens et travailler au Ghana, Surinam, Amérique Centrale, au Moyen Orient… Partout où il y a de grandes forets, on veut y être pour installer des nurseries afin de les préserver et replanter. Pour guérir Mama Earth.
Penses-tu qu'un jour ces thématiques arriveront en Jamaïque ? Cela arrive, mais doucement. Comme dans le monde entier, d'ailleurs. Mais en Jamaïque, avec le cours du pétrole, le problème des agrocarburants, le prix de la nourriture a explosé. En plus il y a beaucoup de chômage, les gens ne peuvent plus subvenir aux besoins de leurs enfants. Cela créé des conflits, les prisons sont remplies, la police a de plus en plus de travail avec la recrudescence des vols… Ils l'ont voulu ainsi, la Jamaïque aurait du devenir auto-suffisante. Mais on espère que le meilleur viendra. La conscience spirituelle mondiale s'éveille. On n'a plus beaucoup de temps maintenant.
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