INTERVIEW :
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : DR
le lundi 20 juin 2011 - 23 308 vues
Après Bamako et Paris, Takana Zion est parti à Kingston, en Jamaïque, enregistrer son troisième album, "Rasta Government". "J'ai voulu ramener le reggae des années 70, culturel, spirituel", nous explique-t-il. Entouré des pointures locales, ce nouvel album dévoile un Takana Zion plus universel, mais aussi moins vindicatif que sur les précédents : "Quand mes premiers albums sont sortis, j'étais un peu trop énervé, j'avais compris moins de choses qu'aujourd'hui".
Reggaefrance / C'était ton premier voyage en Jamaïque, j'imagine que c'était un rêve d'enregistrer là-bas ? / Dieu merci on a pu faire ce mouvement. Je ne pensais vraiment pas que c'était à cet âge-là que j'irais en Jamaïque, c'est vite venu. J'ai toujours senti une vibration spéciale pour la Jamaïque, et l'histoire du peuple noir : qui nous sommes, ce que nous avons fait dans le passé et ce qu'on peut apporter à l'humanité. On est en train de faire comme Marcus Garvey : manifester un certain amour pour toute la communauté noire à travers le monde. Il a osé se proclamer président provisoire de tous les Africains, en Afrique et ailleurs. Ça m'a beaucoup touché parce que jusque-là je n'avais jamais vu de révolutionnaire comme ça ! J'ai toujours été attiré par la vibe rasta et reggae : Bob Marley, Peter Tosh, Culture, tous ces grands chanteurs de reggae qui m'ont donné la vision et qui ont raffermi ma foi.
Là-bas, tu t'es entouré d'un casting de choix. C'était très impressionnant pour moi de travailler avec ces musiciens. Je les ai connus sur les radios, dans la presse et sur YouTube ! Me retrouver à travailler avec eux était une grosse pression. Je me demandais si je pouvais être à la hauteur…
Tu savais déjà ce que tu voulais faire en arrivant en Jamaïque ? Oui, j'avais une idée précise de ce que je voulais : des morceaux roots. Je suis plus chanteur que deejay. J'ai fait du rap dans le passé, et c'est pourquoi j'ai cette tendance là, mais je suis un chanteur de reggae mais aussi de toutes sortes de musique. Rastafari m'a permis d'avoir une certaine éducation, et pouvoir donner un message correct et respectueux au monde entier.
 Travailler avec ces musiciens était une grosse pression. Je me demandais si je pouvais être à la hauteur.  Tu avais donc des textes déjà prêts ? Les textes n'ont pas été vraiment écrits. Je savais, après "Rappel à l'ordre", que mon album suivant s'appellerait "Rasta Government", et j'avais une idée de ce dont je voulais parler. Je n'écris pas de texte, je ne l'ai jamais fait. Je n'ai jamais pu m'assoir et écrire un texte, j'ai toujours chanté oralement, spontanément. J'aime la spontanéité, qui résulte en fait d'un long travail. Quand le riddim est là, que tu as une idée de refrain et que tu sais de quoi tu veux parler, les rimes et les phrases te viennent naturellement. C'est comme ça que "Rasta Government" a été créé. J'ai fait Give thanks to Jah et 3 6 clash en Jamaïque. Pour les autres, j'avais simplement des idées de refrain.
Il y a la rencontre avec Capleton… C'est Dieu qui a guidé les choses. Les gens s'attendaient probablement plus à Sizzla, mais Dieu a mis Capleton sur ma route. On s'est vu au Rebel Salute, je me suis présenté, et je lui ai parlé de mon idée de duo sur Glory. C'est un morceau explosif, et c'était bien naturel. Il y avait des bonnes vibes dans le studio, on l'a enregistré en une prise.
Dans My music tu chantes : "My music liberates the poor / I tell them things they never knew before/ it's a medicine for the hopeless / so they can put away their stress". C'est un message pacifique, humble. Nous suivons l'exemple de Haile Selassie qui nous a enseigné l'humilité : il n'a jamais dit qu'il était Dieu, c'est I&I qui a vu sa lumière et a su que Sa Majesté est divine. I & I suit Son exemple, l'amour et l'humilité, dans la paix, la joie et l'unité. Avec cet album j'ai voulu apporter ma contribution personnelle au reggae. C'est une musique qui est née et s'est développée en Jamaïque mais qui a beaucoup apporté au monde entier. Aujourd'hui il y a des Français qui chantent, des Japonais, des Africains… J'ai voulu ramener le reggae des années 70, culturel, spirituel.
Dénoncer et éduquer… Exactement, pour que le peuple africain puisse prendre son destin en main et apporter sa réelle contribution. Quand tu demandes sans cesse de l'aide aux gens, tu ne peux pas élever ta voix. L'homme d'Afrique ne peut pas donner sa voix dans les grandes réunions internationales qui concernent l'avenir du monde entier. On n'a pas de représentant au conseil de sécurité des Nations Unies. Notre rôle est d'inculquer une certaine fierté, qu'ils prennent leur destin en main, qu'ils sachent que l'Afrique est un continent riche et qu'il a besoin de ressources humaines qualifiées pour mettre ses ressources minières en valeur. Que l'Afrique puisse retrouver sa dignité et la paix.
L'album est plus international que les précédents. Tu chantes essentiellement en anglais, à l'exception d'une chanson en soussou, et d'une autre en malinké. I& I est descendant du dernier roi mandingue, Soundjata Keïta, dont Tiken Jah Fakoly a chanté le nom. Je suis de l'ethnie des Soussous, la plupart d'entre eux étaient Malinkés auparavant, c'est comme un mélange de gens de différentes ethnies. Ça devient comme une langue créole. I&I est fier de représenter l'Afrique. Les gens en Afrique savent qu'on n'abandonne pas notre culture.
Par rapport aux albums précédents tu es plus universel, plus international. Par exemple, il n'y a pas de chanson qui parle directement de l'Afrique. C'est tout un travail pour savoir ce que l'on va dire au peuple, et comment on va le dire. Takana Zion grandit spirituellement, et musicalement aussi. Quand mes premiers albums sont sortis, j'étais un peu trop énervé, j'avais compris moins de choses qu'aujourd'hui. Avec le temps, les voyages, les rencontres, on apprend à s'exprimer différemment.
Ton précédent album s'intitulait "Rappel à l'ordre", là, tu es moins vindicatif… On ne peut pas s'envoler avec des bagages lourds sur soi. Notre âme a des ailes, mais la faiblesse du corps nous retient encore en bas, dans les réalités. Rastafari nous a appris que même si nous avons une nature humaine, nous en avons une autre qui est divine. C'est de cette nature que le rasta doit vivre. Comme tu le sais, dans la spiritualité et dans la divinité de Jah, c'est l'Amour. Il faut donner de l'amour en espérant que les choses vont aller de mieux en mieux. On ne peut changer le monde en une seule génération, il en faut beaucoup pour que les choses changent positivement.
Les hommes sont pressés mais Dieu est patient. Il est tolérant. Il y a beaucoup de choses mauvaises qui se passent sur Terre, Il pourrait réagir en une seconde et en finir avec tout ça, mais Dieu nous donne le temps de commettre des erreurs et de revenir à Lui. C'est pour ça qu'on grandit spirituellement et qu'on essaie de donner le message le plus positif, et l'amener le plus loin possible. Je ne veux pas ghettoïser mon message, je veux le rendre universel. C'est pour ça que je suis parti à l'école, mes parents ont payé cher pour que je puisse étudier, représenter Rastafari au plus haut degré. D'où le titre de l'album "Rasta Government".
Notre musique va au-delà du divertissement, c'est surtout pour passer un message, une énergie. Je chante avec une certaine force spirituelle. Nous avons foi en la réincarnation aussi, on sait qu'un homme ne vient pas une seule fois sur Terre. Takana Zion est un homme du passé qui revient pour renouveler l'énergie et la transmettre aux gens.
Comment tu as vu les révolutions arabes en Egypte et Tunisie ? C'est bien que le peuple se lève pour réclamer ses droits et plus de liberté. Mais on se demande s'ils sont manipulés, ou si c'est leur réelle volonté. Quand on est prêt pour la Révolution, il faut faire les bonnes choses pour ne pas que le changement soit simplement une illusion plus tard. On espère que ce soulèvement amènera un réel changement et une atmosphère de paix, de compréhension et d'amour universel. Les gens sont braqués sur leur culture, ils ont peur de la diversité, de voir l'autre qui est différent. Ils pensent que c'est une menace. Au contraire, ça doit nous rendre fort, on doit s'enrichir de cela. Il y a des belles choses partout sur la Terre, c'est pourquoi les voyages sont importants. Ces soulèvements, j'espère, amèneront le changement que les gens attendent.
Un mot sur la situation en Guinée, où Alpha Kondé a été finalement élu, après une longue période transition au pouvoir… La Guinée est en train de revenir sur le chemin, il faut que nos autorités mettent plus d'efforts dans la réconciliation nationale. Il faut que les leaders montrent l'exemple d'une Guinée nouvelle, débarrassée de ses mentalités ethno-centristes, de haine et de ressentiment. Il faut bâtir cette nouvelle Guinée ensemble, que les jeunes apprennent à compter sur eux-mêmes, et se rendre utiles au développement de leur pays. Il est trop facile de se dire que notre pays est riche sans rien faire. Nous devons être riche humainement, dans l'éducation, pour amener notre pays à la place qu'il mérite. C'est avec l'éducation qu'on y arrivera, pas avec la haine et les guerres tribales.
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