Propos recueillis par : Jérome Bast
Photos : DR
le lundi 05 septembre 2011 - 9 252 vues
Ne lui demandez pas de choisir entre l'aléké et le reggae : Prince Koloni ne le fera pas. S'il démarre sa carrière en jouant cette musique traditionnelle héritée des marrons (avec le groupe Fondering, il sortira pas moins de 12 albums), c'est avec le reggae que le petit prince d'Amazonie trouve le moyen d'interpeller les dirigeants du Suriname. En vrai Bushi Nengué, descendant des marrons qui ont défié le gouvernement de Panamaribo, Prince Koloni se fait le relai d'une information qui n'arrive pas toujours jusqu'au fleuve Maroni. "90% de ma musique concerne mon pays" nous raconte celui qui habite désormais en France. Il nous présente son nouvel album "Jah is the way", enregistré en Jamaïque.
Reggaefrance / Ton nouvel album, "Jah is the way", sort six ans après le précédent. Pourquoi autant de temps ? Prince Koloni / J'ai fait beaucoup de choses entretemps, car je poursuis parallèlement tous les projets que j'ai lancé lorsque j'ai commencé ma carrière : l'aléké, le bigi pokoe… Après l'album "Introducing Prince Koloni" (sorti en France en 2005, ndlr), j'ai sorti deux albums locaux en Guyane. Mais à l'international, cela fait six ans que je n'avais rien sorti. On avait préparé trois albums : un album acoustique, un reggae et un aléké. On a mélangé l'album reggae et l'album acoustique, ce qui est bien pour changer la vibe.
Il y a même un morceau dancehall, qui donne son titre à l'album… Le morceau dancehall, c'était juste pour Kariang Studio, il n'était pas prévu pour mon album. A ce moment, le mec de Kariang sortait un album au Japon et m'a demandé de chanter Jah is the way. Finalement, on a gardé le morceau pour l'album. Il est très différent du reste. On m'a aidé en studio, car je n'avais jamais chanté de dancehall auparavant. Ça ne m'a pas vraiment convaincu.
Tu parles de Kariang, car l'album est enregistré en Jamaïque… Oui, on a aussi enregistré à Tuff Gong. J'avais écrit et composés les morceaux sur mon ordinateur, et Dean Fraser a rassemblé les musiciens : Kirk, le batteur de Beres Hammond, mais aussi Leebert "Gibby" Morrison ou encore Solje Hamilton pour le mix.
 Quand on parle de Kingston, on te raconte tellement d’histoires, c’est vraiment flippant. 
Le morceau le plus frappant est Real Bushi Nengué. C'est un morceau contre le gouvernement du Suriname. Je l'ai enregistré il y a longtemps, il est sorti localement en Guyane, avant les élections du Bushi Nengué contre le gouvernement de Panamaribo. Judgement aussi traite des élections. Les gens manquent d'éducation au Surinam. Depuis des années, les politiciens font des promesses et les oublient une fois arrivés au pouvoir. Comme j'habite en France désormais, c'est plus facile pour moi de tenir ce genre de discours, je suis moins menacé. Les Bushi Nengué ont gagné les élections mais le dictateur Dési Bouterse est revenu. Il a tué beaucoup de personnes à Panamaribo. C'est lui qui a gagné les élections en 2010.
Car recoupe un peu le sujet de Watching You. 90% de ma musique concerne mon pays. Watching you c'est pour interpeller les gens, les amener à considérer leur mode de vie. Au Suriname, il n'y a plus de travail, mais Desi Bouterse ne cherche pas de solutions, et les jeunes sont réduits au vol et au braquage. Les gens croyaient en lui, mais les policiers et les soldats sont partout dans les rues. J'espère que les gens réalisent qu'il n'est pas le bon choix. Le grand problème est que la situation au Suriname force les gens à s'exiler en Guyane française par exemple, mais ils ne peuvent que travailler au noir, ils sont dans l'illégalité. Ils cherchent quelque chose qu'ils ne trouvent pas.
Le morceau Nature avec Tarrus Riley évoque les menaces écologiques qui pèsent sur le fleuve Maroni et l'Amazonie… J'ai grandi là-bas, j'ai été orpailleur dans la forêt et sur le fleuve… J'ai vu des hectares de forêt complètement rasées, alors que le bois est tellement important pour nous, on en fait des pirogues, des maisons… Si tu survoles la forêt, tu mesures l'étendue des ravages. Des grandes compagnies sont arrivées facilement, grâce à la corruption à Panamaribo, et cherchent l'or avec le mercure. Quand je travaillais, je ne savais pas que c'était à ce point dangereux pour l'homme comme pour la nature. Avec la musique, je peux parler, dire ce que j'ai fait et ce que j'ai vu.
On voyage avec les pirogues pour remonter le fleuve, j'ai vu le système, les gens jettent tout et n'importe quoi dans l'eau, ou l'abandonnent dans la forêt. Cela manque un peu d'éducation. Il faut leur apprendre que certains objets peuvent rester là 100 ans. Que le plastique dans la terre pourrait rester là pour toujours… Le métal est toujours déversé dans le fleuve par les grosses compagnies…
J'ai vu cela de mes propres yeux. Les gens du fleuve n'ont pas la télé, ils ne savent pas qu'il ne faut pas manger un poisson intoxiqué au mercure. Parce que le mercure est un métal lourd, il reste au fond de l'eau et est ingéré par les poissons…
Murderer évoque la guerre civile au Suriname ? Exactement, je l'ai écrit à la même époque que Real Bushi Nengue. Mon père était piroguier pour la police à l'époque. Quand la guerre civile est arrivée on est passé côté français pour travailler. Beaucoup de membres de ma famille sont morts pendant cette guerre du gouvernement contre les Bushi Nengue, qui étaient indépendants sur le fleuve. Sur le fleuve, on n'a pas beaucoup besoin de Panamaribo.
Tu as commencé par jouer l'aléké avec le groupe Fondering. Ensemble, vous avez sorti 12 albums. C'était en 1993, à l'époque où j'étais orpailleur. C'est ça qui a fait qu'on a créé Fondering, parce qu'on travaillait tous pour le même patron, on allait en vacances en même temps… Quand on a sorti notre premier album, on s'est vite retrouvés à donner plein de concerts. Je suis parti aux Pays-Bas, où j'ai beaucoup de famille, pour faire trois concerts. Finalement j'y suis resté, j'ai fait un autre album… En partant en Hollande, j'ai pu sortir du marché local du Surinam, donner une dimension internationale à ma musique.
L'aléké était la première musique que j'ai découverte et commencé à jouer, je la joue encore aujourd'hui. Mais c'est avec le reggae que je peux interpeller le gouvernement. Avec le reggae, il y a de l'espace pour parler. L'aléké, avec ses tambours, est plus lourd, on ne comprend pas forcément les paroles. Mais tout le monde connaît le reggae. Mais je ne peux pas laisser tomber l'aléké. C'est la musique de mon pays.
|