INTERVIEW : KING JAMMY
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : Christian Bordey (portraits) & Lenshot.fr (live)
le vendredi 04 mai 2012 - 7 839 vues
Son nom est synonyme de reggae digital, associé pour toujours au Sleng Teng créé par Wayne Smith et Noel Bailey. Ancien élève de King Tubby (qu'il quitte en 1982), mentor de Bobby Digital, King Jammy fait partie de ces producteurs de l'ancienne école, qui transmettent un flambeau à leurs disciples en plus de leur savoir-faire. King Jammy a commencé en réparant et construisant des amplificateurs : son secret est peut-être bien là, dans sa connaissance matérielle pointue. Un artisan du son fort de cinquante ans de carrière, et dont l'apparente bonhomie cache un tempérament bien trempé, forgé dans les rues de Kingston.
En dépit d'une panne matérielle (les joies de l'analogique) que le King himself supervise d'un œil sourcilleux avant de renoncer, il répond de bonne grâce à nos questions. D'abord sibyllin, il s'épanche davantage quand nous dépassons le Sleng Teng et commençons à évoquer les producteurs d'aujourd'hui.
Reggaefrance / Vous étiez le disciple de King Tubby… King Jammy / (Il coupe). Je suis entré très jeune chez King Tubby. Je suis arrivé à Kingston à 10 ans. Je vivais dans la même rue que lui, je venais tout le temps le regarder travailler, réparer des amplis… et je m'y suis intéressé. J'ai commencé à plonger dedans. En 1970, j'ai émigré au Canada. C'est là-bas que j'ai produit ma première chanson. Je suis revenu en Jamaïque où je me suis mis à la production à temps plein. J'étais devenu l'ingénieur du son résident du studio de King Tubby. J'ai rencontré Yabby You, Bunny Lee… tous les producteurs qui venaient chez Tubby. C'est après que je me suis mis à la production.
Grâce à Bunny Lee ? Bunny Lee était un producteur qui travaillait au studio de King Tubby. C'est lui qui m'a encouragé à me lancer dans la production. King Tubby était le boss, moi j'étais l'ingénieur, et Bunny Lee était le producteur. Il venait travailler au studio, il faisait le gros du travail au studio.
On dit que tous les dubs étaient crédités à Tubby mais qu'en fait c'est vous qui les mixiez… Parfois, mais pas tout le temps. King Tubby faisait aussi ses mixs lui-même. Comme son nom était plus connu que le mien à l'époque, les gens voulaient que ce soit lui qui soit crédité. J'ai fait la plupart de ces mixs pour lui. Mais King Tubby faisait aussi des mixs lui-même.
 J'ai décidé de sortir mon arme secrète : le Sleng Teng. Les gens sont devenus fous. Et Scorpio aussi ! 
Regarder King Tubby travailler, c'était voir le maître à l'œuvre ? Il était très précis, il était vraiment très doué pour ça. Je le regardais faire, et puis j'improvisais de mon côté, j'essayais d'ajouter ma propre touche, ma patte.
Yabby You vous a donné deux riddims pour démarrer dans la production. J'étais toujours chez King Tubby, et je voulais me mettre à la production. Quand j'ai entendu le Born free riddim, j'ai demandé à Yabby You de me donner le cut, ce qu'il a fait, et j'ai produit Black Uhuru. C'était en 1977, et c'était mon premier morceau en tant que producteur. Puis Bunny Lee m'a donné d'autres riddims, et enfin je me suis mis à construire moi-même mes riddims.
C'est vous qui avez mixé les fameuses Yabby You sessions ? Yeah ! J'en ai fait beaucoup.
Quand vous écoutez un de vos dubs, êtes-vous capable de le reconnaître ? Yeah ! Dès la première écoute. Je reconnais mon style, j'ai une signature spéciale. Il y a plusieurs choses : le type d'écho, le type de reverb que j'utilise… C'est mon style, il est identifiable.
Vous avez ensuite monté votre propre studio. Quand je suis allé en Angleterre la première fois, j'ai acheté quelques pièces d'équipement, puis d'autres lors de mes voyages suivants. Petit à petit, j'ai réuni de quoi monter un petit studio dans l'arrière-salle, et j'ai commencé à faire mes trucs. Puis je me suis lancé, avec succès.
Waterhouse était un quartier dangereux ? Oui, il y avait la "guerre" entre les gangs du PNP et du JLP. Mais pas vraiment là où je résidais. C'était plutôt dans le quartier de Tubby, qui était entre deux factions PNP et JLP. C'était relativement dangereux, mais ça ne m'a pas beaucoup perturbé car je connaissais tout le monde, tous ceux qui étaient impliqués dans ces choses politiques.
Parlons du Sleng Teng et de cette fameuse soirée du 23 février 1985. Vous affrontez le sound system Scorpio… Scorpio était l'un des top sounds du moment. A mon retour du Canada, je me suis remis à jouer, et mon sound est redevenu populaire. Puis dans les années 80, j'ai enregistré le Sleng Teng, et je m'en suis servi pour clasher Scorpio. C'était la première fois que le Sleng Teng était joué en soirée. Et c'était terrible, je l'ai tué sur place. La soirée avait lieu sur Waltham Park road. On a commencé à jouer, la danse se déroulait normalement, Scorpio jouait des bons morceaux. Alors, j'ai décidé de sortir mon arme secrète : le Sleng Teng. Les gens sont devenus fous. Et Scorpio aussi (rires) ! Au petit matin, la police est venue pour arrêter la soirée, mais j'avais déjà gagné !
Quand vous prépariez cette soirée, vous vous doutiez que cette chanson était une arme secrète ? Depuis le début, je l'ai su. Je savais que c'était une chanson différente. Tout le monde dans le studio aimait cette chanson, donc je sentais qu'elle avait quelque chose de spécial, qu'elle allait être un gros hit. En voyant la réaction des gens en soirées, j'ai décidé de la sortir.
Savez-vous combien de versions du Sleng Teng existent aujourd'hui ? Il y en a beaucoup, car j'en ai moi-même fait beaucoup ! Et il y a aussi celles des autres… Il y a un paquet de versions du Sleng Teng qui sont sorties.
Des centaines ? Probablement plus que ça.
Après le Sleng Teng, tout a changé… Tout le monde recherchait ce type de son. Steelie et Clevie sont arrivés, ils ont fait des chansons sur ordinateur, et ça a été un succès. Je ne savais pas trop ce que ça allait donner, même si je me doutais que ça allait être important. C'est pour ça que me suis investi. Le Sleng Teng a marqué la naissance du dancehall moderne, y compris celui que l'on joue actuellement.
Combien de morceaux vous sont passés entre les mains ? Je n'ai jamais fait le compte, mais je pourrais faire une estimation si je le voulais, car j'ai tout en format digital désormais. J'ai tout transféré de l'analogique au numérique, donc je pourrais le faire… Il y en a beaucoup, le catalogue est très grand.
Parmi tous ces morceaux, y en a-t-il certains pour lesquels vous avez une affection particulière ? Il y en a beaucoup… Le remix de Sarah avec Frankie Paul. J'adore cette chanson. Il y en a une autre : I need you de Chuck Turner. La mélodie de ces deux morceaux me plait beaucoup. J'aime les belles voix.
Combien de temps pouviez-vous passer sur un morceau ? Oh, ça ne prend pas beaucoup de temps, parce qu'on répète d'abord le morceau. A l'époque, on n'avait besoin que d'une heure pour enregistrer les voix. Chaque artiste voulait être le boss, et faisait de son mieux. J'étais là pour les guider, donc ça ne prenait pas beaucoup de temps. Par contre, je pouvais enregistrer des centaines de chansons avant de me mettre à les mixer. On mettait les bandes de côté, et quand le temps était venu, on se mettait au travail et on mixait celles qu'on voulait sortir. C'est comme ça que je travaille. On ne sortait pas une chanson qu'on venait d'enregistrer. On piochait parmi des centaines de morceau celui qu'on voulait sortir.
Parallèlement, votre sound system se porte très bien, et remporte de nombreux clashes. Oui, on a gagné beaucoup de trophées. C'étaient les sound systems qui diffusaient le reggae, car les radios en Jamaïque, n'ont jamais joué beaucoup de reggae. Le sound system, c'était un moyen de diffuser nos chansons, d'en faire la publicité. Ça marchait aussi dans l'autre sens : quand un morceau faisait l'unanimité en soirée, on le sortait. Je me souviens d'un clash au Cinema Two à New Kingston, qui réunissait Dark Star, Arrows, Black Scorpio, Youthman Promotion et King Jammy's… On a gagné quatre trophées ce soir-là, on a gagné tous les segments. On avait les meilleurs chansons, le meilleur son, les meilleurs deejays…
Que pensez-vous de la production actuelle en Jamaïque ? La plupart de ce qui est produit actuellement n'est pas assez bon pour moi. Certains producteurs… Un bon producteur connaît la musique. Il sait comment équilibrer une chanson. Il ne s'agit pas de s'assoir devant un ordinateur dans sa chambre. Ça ne devrait pas être fait comme ça. Il faut connaître le projet avant de s'y investir. Si tu connais bien le projet, tu peux guider le chanteur. Si tu t'y connais en instruments et en mixage, c'est encore mieux ! Comme mes fils : John John, Jam Two, Baby G, ils ont tous appris à jouer d'un instrument, puis à être ingénieurs du son et enfin ils sont devenus producteurs. C'est pour cela que leur travail diffère de la tendance musicale actuelle. Ils ont tout appris de moi. Certains producteurs sont bons, comme le fils de Freddie McGregor, Stephen McGregor. Mais d'autres ne savent pas ce qu'ils font. Ils sont dans une chambre avec un ordinateur, font des chansons qui sonnent faux, et se proclament grands producteurs !
Aujourd'hui, les influences sont hip-hop et rn'b… Si les producteurs jamaïcains sont influencés par le hip-hop, c'est un paradoxe car c'est le hip-hop qui a été influencé par le reggae ! Je pense qu'il faut créer son propre style, dans une forme reggae. Car si tu le fais façon hip-hop, tu ne peux pas battre le hip-hop américain tu feras moins bien… J'ai écouté certains groupes hip-hop locaux. Il y en quelques-uns de talentueux, mais ils sont trop nombreux à ne pas être bons.
Tu dois avoir des jeunes producteurs qui produisent pour leurs "semblables". Ils ne pourraient pas forcément produire des disques que j'aime, moi ou ceux de ma génération. Mais au moins, ils pourraient produire des chansons que tout le monde peut écouter et apprécier. Il est normal que les jeunes générations fassent leur truc, mais qu'elles le fassent bien ! Et on pourra l'accepter. La musique est internationale, plus que jamais. Il faut faire en sorte que tout le monde puisse l'apprécier. Cette responsabilité incombe aux producteurs, car de mon point de vue, les artistes ne font pas ce qu'ils veulent : c'est moi qui leur dis quoi faire. S'ils viennent me voir avec quelque chose de bancal, je les corrige. Un bon producteur doit guider l'artiste, comme un professeur.
Quel est votre rythme de production aujourd'hui ? Je produis toujours, mais très peu. Je n'aime pas que tout le monde vienne… Désormais, mes fils Baby G, John John, Jam 2 produisent des jeunes artistes en devenir. Moi, je produis plein d'artistes : Pad Anthony, Cocoa Tea…
Etes-vous impliqué dans le travail dans vos fils ? Oui, je leur donne encore des conseils. Ils me sollicitent pour une chanson, je l'écoute et je les conseille.
Vous aimeriez produire leurs riddims? Well, pas directement, je ferais un mélange avec d'autres vibes. Ce sont de bons riddims, mais j'ai des goûts différents, you know ?
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? En ce moment ? Je ne travaille sur rien de précis. Je me concentre sur le catalogue. On est en train de passer au numérique, on libelle tout, et on travaille le packaging de titres inédits… Nous avons environ 30 hit-albums qui ne sont jamais sortis. On travaille le packaging, on les réunit ensemble pour le catalogue.
La Jamaïque va célébrer ses 50 ans d'indépendance. Vous vous rappelez ce jour ? C'était l'année où j'ai eu mon premier sound system. C'était un moment de joie, tout le monde était dans la rue pour célébrer l'événement. J'adorerais voir revenir en Jamaïque cette atmosphère où tout le monde est dans la rue et s'amuse… C'était ça, l'atmosphère en 1962.
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