INTERVIEW : CARLTON LIVINGSTON

Propos recueillis par : Benoît Georges
Photos : Lenshot & Christian Bordey
le mardi 17 septembre 2013 - 7 150 vues
Compagnon de route de Lone Ranger sur le sound system Soul Express dans les années 70, Carlton Livingston a suivi un parcours très similaire. Passage chez Channel One, puis chez Studio One au moment où Coxsone recherche de nouveaux artistes pour revitaliser ses riddims (« je n’ai pas auditionné, j’y suis juste allé », se souvient-il), il part pour New York au début des années 80, sans avoir vraiment récolté les fruits de son travail.
Autre point commun avec Lone Ranger, Carlton Livingston a été redécouvert en France il y a environ 10 ans (avec des hits comme Trodding through the jungle, Rumours ou Please Mr. DJ), grâce aux sound systems Soul Stereo et Heartical. Depuis, on l'a notamment entendu avec le Français Grant Phabao aux côtés de… Lone Ranger.
On devrait aussi le réentendre avec King Jammy, qui prévoit de sortir des morceaux enregistrés il y a près de vingt ans. « Il m’a dit : "On va le faire, tu le mérites, j’ai ces chansons depuis longtemps et elles sont encore bonnes". J’ai hâte de concrétiser ce projet. » Entretien avec un « dancehall singer » authentique.
Reggaefrance / En quelle année es-tu né, comment s’est passée ton enfance ? / Je suis né sous le signe de la vierge, en septembre 1953 à St Mary. Je suis parti pour Kingston à l’âge de 11 ans. Je suis un vieux ! J’ai passé ma crise de la cinquantaine et maintenant c’est cool ! (rires). Donc, je suis parti à Kingston avec ma mère, car mon père n’était pas très présent.
C’était comment la capitale pour un petit garçon de la campagne ? Au début, c’était accablant, mais ensuite quand j’ai commencé à arpenter les rues, c’est venu comme n’importe quelle autre chose et ça s’est bien passé après un petit moment. Je me suis adapté rapidement.
Dans quel quartier as-tu grandi ? La première fois, j’ai habité à l’est de Kingston, Lake Road. Et la plus grande partie de ma vie, j’ai vécu à Kingston est. Les dernières fois, c’était Franklin Town, Dunkirk… Je suis un « eastman ».
 Je n’aime pas les projecteurs, je suis une personne plutôt introvertie, un peu solitaire quelquefois.  Quels ont été tes premiers contacts avec la musique ? Les sound systems ! J’ai crée un sound system avec des gars que j’ai connu à l’école. On s’appelait les « Fantastic Three ». Après cela, je me suis impliqué dans un sound appelé Soul Express. En fait, j’étais deejay et c’est Lone Ranger qui était chanteur.
Lone Ranger était aussi de Franklin Town. Exact. Je ne le connaissais pas à l’époque, je veux dire, avant qu’on se retrouve sur le sound. Et puis, chacun a trouvé sa voie, moi le chant, lui le deejaying.
Et tu n’as jamais chanté à l’église ? Si, j’ai commencé très jeune. Ma mère jouait de l’orgue à l’église et ma sœur a suivi. J’ai commencé tôt à l’église, sauf que j’étais rebelle : ma grand-mère devait tout le temps me surveiller pour que je ne fasse pas de bêtises. Et puis, au bout d’un moment, j’ai arrêté d’y aller. Mais bon, j’ai beaucoup appris grâce à ma mère et ma grand-mère en allant à l’église.
 Carlton Livingston - Garance Reggae Festival 2011 ©Lenshot
Comment as-tu ensuite franchi le pas vers l’enregistrement ? Il y avait ce gars, Tony Walcott, un chrétien. Je le mentionne car c’est certainement un des chrétiens qui avait le plus de dubplates ! Alors que je ne savais même pas ce que c’était à l’époque. Il aimait la musique, les disques et il m’a dit : « Le Christ ne va pas te donner quelque chose juste parce que tu écoutes de la musique. Il te faut l’interpréter, mais si tu l’interprète de la mauvaise façon, tu vas faire de mauvaises choses. » Je n’ai même pas argumenté là-dessus. Il m’a entendu chanter deux ou trois fois et a dit qu’il aimait ce qu’il entendait. Tous les samedis matin, il organisait des répétitions dans sa maison. J’ai commencé à aller répéter chez lui le samedi. La plupart du temps, on travaillait une seule chanson : je me souviens m’être entraîné sur Pearls d’Alton Ellis, une chanson avec tellement de changements que si tu te trompes, tu ne peux pas la reprendre en route, tu dois recommencer tout depuis le début.
C’est lui qui t’a fait enregistrer ton premier disque ? Non, il m’a amené chez Studio One. Non, en fait, il m’a amené chez Channel One, ça fait si longtemps (rires). On a fait Tale of two cities et puis après je suis allé enregistrer chez Studio One, Why et quelques autres morceaux.
Es-tu passé par toute la démarche d’audition chez Studio One ? Et bien non, je n’ai pas auditionné chez Studio One. J’y suis juste allé ! Je pense que Tony Walcott avait choisi un ou deux riddims pour moi. J’ai écouté les instrus, j’ai écrit les paroles et c’était bon ! Après, je suis rapidement parti pour New York avec ma famille.
En quelle année ? 1981 ou 1982. En fait, je suis parti en tournée aux Etats-Unis et au Canada et parce que ma famille s’était occupée de toutes les démarches pour obtenir des papiers, j’ai décidé de rester. Tout était bien organisé, légal. On a atterri à Brooklyn, c’était bien ! « Wicked and nice ». Ce fût de bons moments.
Comment as-tu poursuivi ta carrière musicale ? On peut dire que ma carrière musicale est essentiellement new yorkaise. J’ai enregistré la plupart de ma musique pour Jah Life, comme 100 lbs. a collie weed enregistré au studio de Philip Smart qui se situe en fait à Long Island. J’ai aussi enregistré pour Coxsone, une bonne quarantaine de titre, au moment où il s’est installé à Fulton Street. Tous les dimanches matin, j’utilisais mon avance de la semaine pour prendre trois riddims qui allaient me servir pour enregistrer la semaine d’après. Et j’ai continué à fonctionner comme cela.
Et tu étais sur les sounds aussi ? Pas tant que cela. J’ai bossé avec certains mais quand je suis arrivé à New York, je ne me suis pas impliqué dans un seul sound. Je travaillais avec ceux qui voulaient me faire travailler, c’est tout. J’ai par exemple bossé avec Downbeat, mais surtout à Jersey.
Tu as parlé de 100 lbs. a collie weed qui est l’un de tes hits, écrit à New York. Il faut dire qu’il devait y avoir un paquet d’herbe qui arrivait à New York à cette époque-là… C’est clair ! Je me suis approprié ces histoires et ça m’a donné de l’inspiration pour cette chanson.
Tu vis toujours à New York ? Je vis entre trois endroits : New York, le Maryland et la Jamaïque.
Dans chaque clash, il y a toujours au moins un dubplate de toi qui est joué. Est-ce que tu suis cette scène ? Pas vraiment. Si j’étais plus jeune, je la suivrais, c’est sûr. Je me rappelle qu’il y a quelques années, j’ai été à Düsseldorf pour un clash de 45 tours et j’ai été surpris : quand ils ont joué un de mes titres, la réaction du public, c’était incroyable ! Je me suis un peu éloigné des sound systems et de tout ça. Aujourd’hui, je suis plus un artiste de studio, j’aime enregistrer, je suis vraiment là-dedans et j’enregistre beaucoup de musique pour beaucoup de gens partout dans le monde.
As-tu un groupe à New York pour t’accompagner ? Oui, effectivement, j’ai un groupe, mais cela fait longtemps que je n’ai pas travaillé avec eux. Pourquoi ? Tout simplement parce que je ne travaille pas beaucoup à New York, je travaille beaucoup plus sur la West Coast, San Diego en Californie par exemple.
 Carlton Livingston - Garance Reggae Festival 2011 ©Lenshot
Ta chanson Rumours est ressortie dans les années 90 avec Shabba Ranks sur le label Brickwall. L’as-tu enregistré de nouveau ou est-ce un montage ? Non, j’ai vraiment rechanté la chanson. Ils m’ont appelé quand j’étais à la campagne, car je vis à la campagne dans le Maryland. Je suis monté à New York et je l’ai enregistré.
Et ça a été un deuxième hit avec la même chanson. J’irais même plus loin : ça a relancé ma carrière. C’est certain. J’étais resté hors de la musique pendant 13 ans, j’ai eu une fille et tout ce que je disais c’était : « Laissez-moi élever ma fille. » Quand elle a eu 13 ans, j’ai eu l’opportunité de me relancer et depuis j’ai continué à monter, monter.
As-tu une chanson préférée dans ton répertoire ? Non, j’aime toutes mes chansons et quand mon jour viendra, j’espère que les gens les garderont en mémoire. Mais, il y a quand même une chanson qui me tient vraiment à cœur. On parlait de Rumours tout à l’heure, j’ai enregistré cette chanson car il en manquait une pour finir l’album. Elle est très basique dans sa composition : de mémoire, un refrain, un couplet, un pont et ensuite le même couplet. C’était une chanson bouche-trou ! Un jour en revenant en Jamaïque, quelqu’un me dit que Rumours tourne beaucoup sur Stur Gav. Je ne pouvais pas y croire, pourquoi cette chanson ? Ce sont vraiment les gens qui ont décidé d’en faire ce qu’elle est. C’est en acceptant ce choix et en m’appropriant la chanson pour des dubs, lors des concerts… que j’ai compris pourquoi elle plaisait tant aux gens. Tout le monde peut se sentir concerné, encore plus ceux qui habitent dans une île. Les rumeurs, les on-dit, c’est quelque chose de très commun dans n’importe quelle communauté.
On a vu reparaître des 45 tours de toi, est-ce que tu contrôles tout ça ? S’il y a bien une chose que j’ai bien géré, c’est l’édition (« publishing ») : je possède les droits pour toutes les chansons que j’ai chanté. Et ça remonte à la première fois que j’ai été à New York. Je m’en rappelle bien, je regardais une émission avec Quincy Jones et ça a été un déclic : je me suis rendu compte que presque tout le monde pouvait chanter. Tout le monde veut être sous les feux des projecteurs. Moi, je n’aime pas les projecteurs, je suis une personne plutôt introvertie, un peu solitaire quelquefois. Je me suis toujours demandé comment vivre de la musique, comment faire un peu d’argent avec tout cela. Et le « publishing », c’est un de ces moyens, un moyen que beaucoup ignoraient à l’époque. J'ai donc monté ma société d’édition en 1983 et même s’il y a des personnes chargées d’administrer mon catalogue, toutes mes chansons sont la propriété de ma société. Personne d’autre ne possède ce que j’ai chanté. Donc, quand tu vois des rééditions de moi, c’est autorisé, ils ont le droit de le faire. Je n’ai pas vraiment à m’en soucier.
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