INTERVIEW : TIKEN JAH FAKOLY

Interview et photos : Sébastien Jobart
le mardi 15 avril 2014 - 29 224 vues
Tiken Jah Fakoly nous reçoit dans un hôtel de Clichy (Hauts-de-Seine) où il a ses habitudes. La veille, il a présenté son nouvel album à la presse dans un cadre bien différent des traditionnelles séances d'écoute des maisons de disques. C'est dans un foyer africain, à Paris, qu'il a donné rendez-vous aux journalistes pour dévoiler "Dernier Appel". "Je devais présenter cet album en Afrique. Comme on n'a pas les moyens de déplacer tous les journalistes en Afrique, j'ai décidé de choisir l'Afrique à Paris. Et pour moi, c'est le foyer !"
Au Retrait, dans le 20e arrondissement de Paris, la salle commune est rapidement bondée. L'arrivée de Tiken Jah Fakoly déclenche des acclamations, et le chanteur est accaparé par les incessantes demandes de photos. La file des prétendants aux inévitables selfies ne faiblit pas pendant toute la durée de l'écoute de l'album.
"Dernier Appel" reprend les thèmes chers à Tiken Jah Fakoly : éducation, unité, respect des institutions… "L'album s'adresse encore au peuple africain. Tant que la victoire n'est pas là, tant qu'on n'est pas proche de ce qu'on souhaite, il faut continuer à se battre…" Entretien avec un militant infatigable.
Reggaefrance / Musicalement, "Dernier Appel" s'éloigne de la direction artistique d'"African Revolution" et retourne à un reggae plus direct, avec les cuivres, les pompes… Pourquoi ? / Avec "African Revolution", on a essayé d'ouvrir pour atteindre des gens qui n'écoutent pas forcément du reggae. L'objectif a été atteint puisque l'album a été disque d'or en France, il a bien marché au Canada, en Belgique… C'est aussi un album qui nous a permis d'aller faire des concerts aux Etats-Unis. A côté de ça, les puristes qui m'ont soutenu au début, avaient l'air un peu perdus. Ils nous ont fait appel, et on a décidé de revenir à ce son, ce n'est pas un problème car c'est ce qu'on sait faire. Nous avons gardé le même directeur artistique et le même réalisateur qu'"African Revolution". Nous avons trouvé le juste milieu : ceux qui ont aimé "African Revolution" s'y retrouveront, et ceux qui ont été déçus aussi puisqu'ils verront le retour des cuivres, des grosses basses, du skank…
Pour autant, on retrouve ces arrangements d'instruments africains qu'on trouvait sur "African Revolution". Je crois qu'il y en a même plus ! On a utilisé une dizaine d'instruments traditionnels africains : le balafon, le sokou (violon), la kora, le kamélé n'goni qui est la petite kora… Tout ça pour garder la couleur africaine, que mon reggae garde mon identité. On ne fera pas mieux le reggae que les Jamaïcains qui l'ont créé et qui ont eu la chance d'avoir le prophète du reggae Bob Marley. Il faut dire que les Jamaïcains sont venus de l'Afrique, avec le reggae dans leur sac. La preuve palpable que le reggae vient d'Afrique, c'est le fait que les instruments traditionnels vont bien avec le reggae, ça sonne. C'est le même feeling, les mêmes vibes. On espère que le public va apprécier.

Sur la pochette, on te voit dans la rue, au milieu d'une foule, muni d'un porte-voix. Ça change de la précédente, où l'on te voyait sur un cheval, comme un général… La photo a été prise dans un quartier populaire de Bamako, qui s'appelle Bankoni. C'est un quartier très pauvre, où il y a eu des inondations. Cette image colle bien, car "Dernier Appel" s'adresse aux Africains, je leur demande de prendre leur responsabilité. Pas en allant casser, je ne demanderais jamais à quelqu'un de casser pour se faire entendre. En Afrique, nous avons besoin de tout reconstruire. On ne casse pas, mais on peut avoir des idées, se rapprocher, mener des combats ensemble… On peut se faire entendre des autorités d'une autre manière. Je dis aux Africains qu'il faut respecter nos institutions : un chef d'Etat élu doit être sûr que ce ne sont pas les militaires qui vont l'enlever, ce ne sont pas eux qui l'ont mis là. Le chef d'Etat ne doit pas être assis sur un tabouret mais plutôt dans un fauteuil. Si vous conduisez une voiture sur un tabouret qui bouge, vous vous faîtes du souci et vous ne vous concentrez plus sur le volant. Je souhaite que les dirigeants élus puissent se concentrer sur le volant : il faut que le fauteuil soit sûr pendant cinq ans. Si à l'issue du mandat, il n'a pas pu nous mener vers le développement, alors on arrête le camion, on lui dit de descendre et on met quelqu'un d'autre au volant.
 Si nos ancêtres avaient baissé les bras, on serait encore en esclavage.  Sur l'album, tu reprends Tata, la seule chanson d'amour de ta carrière, qui était sur l'album "Cours d'Histoire". Pourquoi ? Tata a beaucoup souffert pour moi. C'est une chanson que j'ai écrite pour lui rendre hommage. Elle a été très populaire en Afrique mais c'est une chanson qui n'est pas très connue en Occident. C'est aussi simple que cela. Vous connaissez l'histoire de cette chanson : Tata est la mère de ma fille, qui est née quand j'avais 18 ans. Tata m'a attendu pendant 10 ans. Moi j'étais un jeune rasta qui voulait faire de la musique, je vivais dans la boue des ghettos d'Abidjan. J'étais pauvre, et les parents de Tata me regardaient bizarrement, ils pensaient que si je me mariais avec leur fille, je ne pourrais pas la nourrir. On a convenu qu'il fallait attendre. Au bout de 10 ans, Tata a cédé à la pression de ses parents. Elle s'est mariée avec quelqu'un d'autre, et malheureusement elle est décédée deux ans après le mariage. J'avais des remords quand j'ai composé cette chanson…
Autre grand moment, le duo avec Alpha Blondy sur Diaspora, où vous appelez la diaspora à prendre ses responsabilités. Je fais appel à ces forces car ce sont des gens qui ont voyagé, qui savent ce qu'est la démocratie, la stabilité, la liberté d'expression, ce qu'il y a de positif dans le système occidental. Je leur dit : "N'amenez pas seulement de l'argent en Afrique, amenez des idées, des conseils… Je pense que la diaspora peut jouer un rôle très important dans le réveil du peuple africain, comme leurs ancêtres dans les années 50. Les rencontres entre les leaders africains de l'époque et les leaders de la diaspora, comme Martin Luther King, Frantz Fanon, Marcus Garvey, Aimée Césaire, ont été très enrichissantes, elles ont été essentielles dans le combat pour l'indépendance. Je voudrais aujourd'hui que la diaspora reprenne cette place. J'ai fait appel à Alpha Blondy, qui m'a fait l'honneur de répondre. Il y a eu un moment un peu difficile entre nous, mais lorsque la crise électorale s'est achevée en Côte d'Ivoire, j'ai pris mon téléphone. Je lui ai dit : "Nous sommes les grands frères des artistes, il est important qu'on se donne la main". Alors qu'on entamait une tournée de réconciliation du peuple ivoirien (la caravane de la paix, ndlr), il était important qu'on se réconcilie d'abord. On a d'abord enregistré un titre sur l'album d'Alpha Blondy (Réconciliation, sur l'album "Mystic Power" sorti en 2013, ndlr), puis celui-ci sur mon album.
L'éducation est un thème qui t'est cher. Tu as notamment lancé le projet "Un concert, une école", comment se porte-t-il ? Le projet se porte très bien, il y a cinq écoles aujourd'hui : un collège dans le nord du Mali, deux écoles primaires dans le nord de la Côte d'Ivoire, une autre école primaire réhabilitée dans le sud du pays, une école qu'on vient de finir au Niger… La prochaine école sera construire en Guinée. Depuis deux ans, nous avons un budget de 21 000 €, grâce à un concert qu'on a fait avec la mairie de Clichy (dans les Hauts-de-Seine, ndlr). On attendait que la température politique retombe en Guinée pour y aller. Bientôt, j'irai poser la première pierre de cette école, qui sera la sixième. Le grand rêve, c'est de construire une école dans chaque pays africain. Grâce à l'aide des fans, puisque c'est avec les recettes des concerts que nous construisons ces écoles.
L'école réveille. Elle permettra à la majorité des pays africains le complot qu'il y a contre nous, de comprendre pourquoi nous sommes à la fois riches et pauvres, et de chercher et trouver les solutions. Tant qu'on sera endormis, ce seront les autres qui profiteront de ces richesses. Les pays africains ravitaillent le monde entier en chocolat à 70% : la Côte d'Ivoire à 40%, le Ghana à 20%, plus les productions du Cameroun, du Nigeria… L'Afrique seule fournit 70% du chocolat vendu dans le monde entier ! Et ce n'est que pour le chocolat… Nous avons tout ce dont les pays occidentaux ont besoin pour poursuivre leur développement. Le jour où le Niger n'aura plus d'uranium, alors une partie de la France n'aura plus d'électricité. Mais quand on parle du Niger, on le présente comme l'un des pays les plus pauvres de la planète… L'éducation est le socle qui va permettre aux populations de se réveiller et de soutenir les dirigeants en place. Quand il sentira la force de son peuple derrière lui, il pourra aller défendre ses intérêts. Mais quand vous avez un peuple divisé, vous vous battez pour le fauteuil (rires). Mais quand le peuple est derrière lui, le dirigeant est dans un fauteuil confortable, garanti pour les cinq ans, et là il peut se concentrer sur le volant. Et alors, il peut faire face aux présidents étrangers. La France vient pour ses intérêts. Le Général de Gaulle l'a dit : "La France n'a pas d'ami, elle n'a que des intérêts." Cette citation, elle sonne encore et elle sonnera pendant longtemps. Si on coupe l'uranium par exemple, la France passera par les opposants, qui prendront contact avec les militaires. Il y aura un coup d'Etat, et on revient à la case départ. La France a son électricité, son cacao, mais nous, nous reculons… L'école va permettre de changer tout ça. Elle va permettre à tous les Africains de comprendre, comme moi j'ai compris, et d'exiger plus de ses propres leaders.

Tu t'es intéressé à l'agriculture l'année passée, peux-tu nous en dire plus ? J'ai fini mes derniers concerts en 2012, j'en ai fait quelques autres, bien sûr, mais j'ai consacré l'année 2013 à l'agriculture. Je voulais montrer son importance. Parce que je ne comprends pas : en Afrique, il y a le soleil, la pluie, la terre, et les bras valides, et on parle de crise alimentaire. Il y a un problème : on ne peut pas parler de crise alimentaire dans une région où tout pousse ! Je voulais expliquer aux jeunes que tout le monde n'est pas fait pour aller travailler dans les bureaux ou dans les villes. A mon époque, tous les samedis et dimanches nous allions aux champs. Il y avait du stock dans les greniers. On achetait que du sel et du poisson séché, si la chasse n'avait pas été bonne.
Le but du champ, c'était de faire passer un message. Je voulais faire comprendre aux jeunes que si Tiken Jah (je reste tout petit, hein) en tant que star internationale, décide d'aller aux champs, c'est que l'agriculture n'est pas un métier dévalorisant. Je me suis lancé sur un terrain qui appartenait à mes parents, au Nord de la Côte d'Ivoire. La première année, j'ai fait 50 hectares et la récolte s'est bien passée, mais à cause de mon absence ça a été mal géré. Cette année, je n'ai fait que 15 hectares, car je manquais de temps. Je viens de faire la récolte, et ça va. Ce n'est pas parce que je reprends la route aujourd'hui que je vais abandonner l'agriculture parce qu'il y a un amour personnel.
Tout le monde dit que les denrées alimentaires sont chères. Ce n'est pas étonnant : il n'y a pas beaucoup de production, et les commerçants qui envoient leur marchandise dans les camions sont rackettés par les forces de l'ordre. Le prix augmente à chaque poste de police, et une fois à Abidjan, la marchandise coûte très cher. S'il y avait une plus grande production, et que les Etats luttaient contre le racket, on retrouverait un prix normal. Ce n'est pas sorcier. Il ne faut pas attendre que Dieu nous donne ça, il a tout donné !
Ton optimisme est frappant. Je ne vois pas pourquoi pas il ne faudrait pas rester optimiste. Je suis tellement sûr que si nous mettons les enfants à l'école, si nous nous mettons au travail, si on respecte nos institutions et qu'on donne de la force à nos dirigeants élus, il n'y a pas de raison qu'on n'y arrive pas. L'Europe aussi a connu des colonnes de réfugiés, des famines, des guerres de religion : en Irlande, il n'y a pas vingt ans, il y avait des morts entre catholiques et protestants, et ce n'étaient pas des Africains ! Hitler qui a fait des atrocités, n'était pas un Africain. Les Occidentaux sont passés par là. On a même tiré sur le convoi du général de Gaulle, ici en France !
Nous sommes dans un processus, c'est normal : nous avons été mis en esclavage pendant 400 ans, nous avons été colonisés pendant plusieurs décennies, et nous avons été libérés il y a seulement 52 ans. La Côte d'Ivoire avait 8 ans quand je suis né : je fais partie de la première génération libre, nous ne sommes qu'au départ. Notre devoir, c'est de planter la graine d'indépendance que nos parents nous ont laissée, de l'arroser et l'entretenir. On ne sera peut-être pas là, mais nos enfants récolteront le fruit. Il faut absolument croire, pour que l'Afrique avance. Si nos ancêtres avaient baissé les bras, on serait encore en esclavage.
Tu disais lors de la présentation de l'album que tu es certain qu'un jour, l'Afrique refusera les visas aux Occidentaux. Bien sûr ! L'Afrique c'est l'avenir. Si on s'organise, si on met les enfants à l'école, si on respecte nos institutions et si on a la stabilité, je suis convaincu que nous ferons le choix entre celui qui viendra en Afrique et celui qui ne viendra pas. Dans 100 ans, 200 ans peut-être, mais je suis certain que cela arrivera.
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