INTERVIEW
Propos recueillis par : Benoit Georges
Photos : Karl Joseph
le vendredi 09 janvier 2004 - 14 892 vues
Iqualah est un personnage atypique de la scène musicale jamaïcaine. Lui-même ne prétend pas en faire partie. Avant l’interview il m’explique qu’il n’a jamais souhaité faire commerce de sa musique, qu’il n’a jamais recherché les honneurs : « Je ne quitterai jamais ma ferme, parce que ma ferme m’a tout donné. Si j’ai pu avoir l’argent pour faire des disques, c’est grâce à la ferme. Ma mission s’est d’ouvrir des portes pour mettre en valeur le mode de vie rasta. Ma mission n’est pas d’être célèbre ou de rechercher la popularité par la musique mais d’apprendre aux gens les fondations universelles. Et c’est ce que nous faisons encore aujourd’hui.».
Il raconte comment, après avoir refusé de nombreuses propositions pendant près de 20 ans, il s’est laissé convaincre par ses amis et par les françaises de Kaya Production. Le voici donc à Paris pour finaliser la sortie de son 5ème album autoproduit « Rasta 4 ever », annonçant également son passage au prochain Jamaican Sunrise à Bagnol. Rasta convaincu, Iqulah a toujours cherché a mettre en pratique sa foi, à agir pour ses idées. C’est donc avec sagesse et humilité qu’il tire les enseignements de sa vie déjà bien remplie. Pour faciliter la lecture, certains passages ont été remaniés, en citant les paroles d’Iqulah. L’interview audio, quant à elle, n’a quasiment pas été retouchée. Words, sound and power.
Reggaefrance / Peux-tu te présenter au public au public français car il me semble qu’il te connaît peu ? / « Oui, je suis Iqulah, Iqulah Rastafari. C’est une abréviation, le I c’est pour Integrity, le Q pour quality, le U pour Unity, le L pour love, le A pour Africa et le H pour Home. Rastafari !».
Où as tu grandi en Jamaïque ? « J’ai grandi à St-Ann, Jamaïque. St Ann est considéré comme la première capitale du nouveau monde. St Ann’s Bay où je vis et où j’ai grandi, c’est l’endroit où les bateaux d’esclaves arrivaient, c’est aussi l’endroit où Christophe Colomb est arrivé mais c’est également le lieu de naissance et l’endroit où a grandi l’honorable Marcus Mosiah Garvey. C’est donc une paroisse d’une importance particulière et on l’appelle « the garden parish ». »
Quand je lui demande comment il est devenu rasta, Iqulah se remémore ce jour de 1966, où encore enfant il a vu l’Empereur d’Ethiopie Hailé Sélassié (le Ras Tafari), alors en visite en Jamaïque, à la gare de Montpellier. Il raconte ce moment mystique où il a pu « contempler le Roi des Rois » :
« Quand je suis arrivé à la gare où Sa Majesté devait arriver, le train entrait en gare. Ils avaient placé un tapi rouge sur le sol. Et quand la porte du train s’est ouverte, j’ai vu le pied gauche sortir et j’ai réalisé que ce pied gauche ne s’était pas posé sur le tapi rouge. Et j’ai vu ce petit homme, d’à peine 5 pieds (un peu plus d’1 m 50) qui se tenait là. Il y a alors eu un coup de vent, les panneaux de la gare commençaient à bouger. Les chapeaux des policiers se sont envolés, la poussière s’est soulevée. La police savait ce qui se passait car tous les rastas essayaient de sauter les barrières pour aller vers le Roi. Les policiers les menaçaient avec leur arme, les frappaient pour les arrêter. Alors, Sa Majesté a juste levé sa main droite et tout le monde est redevenu calme. »
Très affecté par cette expérience, il commence alors une longue recherche spirituelle qui dure toujours. En 1968, il se laisse pousser les dreadlocks au grand damn de sa mère. Il se fait renvoyer de l’école, qui à cette époque est encore imprégnée d’enseignements colonialistes. Il finit pourtant ses études à la « Marcus Garvey Technical High School » :
« Après deux ans, je décidais que cet endroit n’étais pas pour moi. Je voulais m’en aller et apprendre à la « greenfield university », c’est comme ça qu’on appelle la vie dans les montagnes. Je réalisais que les enseignements de Babylone n’étaient pas fait pour moi, c’étaient toujours les mêmes enseignements colonialistes qu’ils essayaient de m’inculquer. Je me suis dit ok, je veux aller à la « greenfield university » pour vivre de la nature, être plus prés de la nature, plus près du Créateur, que je puisse apprendre de la nature.
C’est pourquoi je me suis retrouvé à cultiver la terre. Mon frère a lui aussi quitté l’école et est venu me rejoindre, on a commencé à se faire un champ et à travailler, à planter des papayes, des ignames jaunes, des patates douces… tout ce que les rastas mangent. »
D’autres jeunes les rejoignent, et pendant 7 ans la petite communauté vit de ses cultures sans argent, en faisant du troc. Ils furent la première communauté rasta à cultiver du riz biologique qu’ils échangeaient avec les autres communautés.
La production de la ferme permet bientôt de vendre les légumes et les fruits. La communauté se constitue un capital et achète un petit camion pour pouvoir livrer la nourriture un peu partout.
Petite anecdote pour les amateurs de foot : pendant cette période Iqualh et ses amis, tous d’excellents footballeurs montent une équipe qu’ils appellent Wadada. Ils décident de défier toutes les équipes jamaïcaines et les équipes en visite pour prouver la supériorité du mode de vie rasta. Résultat : les amateurs parmi lesquels figurait parfois Bob Marley infligent de sérieuses défaites aux pros, notamment un 3-1 mémorable contre la sélection brésilienne de Zico. Comme Iqulah joue du kette drum (petit tambour solo) et chante avant les matchs, on lui conseille de se lancer dans la musique :
« Il y avait toujours quelqu’un qui tapait à ma porte pour me faire faire de la musique. Augustus Pablo m’a dit un jour "Iqulah, tu as une vibe, tu devrais faire quelque chose dans la musique" et moi je répondais "cool man, quand Jah le permettra, no problem…" »
Builder, un ancien camarade de classe et le coach de l’équipe arrive à convaincre Iqulah d’écrire des chansons. Il écrit deux chansons qui sont auto-produites grâce à la ferme. Ils décident alors de réaliser un album et se consacrent à une année de culture pour acheter des instruments et répéter les chansons. Ils louent les studios Groove et enregistrent « Rasta Philosophy » en 1988 avec les participations de Judy Mowatt, Marcia Griffiths et Ras Donovan. Toujours avec l’argent de la ferme, ils décident de partir pour l’Europe pour faire connaître leur musique et leur message. Deux disques enregistrés en concert en Suisse témoignent de ce voyage.
« On a décidé de partir en Europe. (…) On a formé un groupe avec 14 d’entre nous. On a acheté nos billets, on ne connaissait personne en Europe ! (…) et on a décider de faire un premier pas positif et on a atterrit à Genève en Suisse. (…) On nous a prêté une maison à la montagne, certains musiciens voyaient de la neige pour la première fois ! (…)Quand on était en Suisse on nous a invité à venir à l’université pour participer à un cours. Les jeunes se rassemblaient autour de nous, alors on a fait une sorte d’atelier Rasta : on apprenait aux jeunes l’histoire de Rastafari, on expliquait notre mode de vie, on faisait des cours de cuisine, on jouait au foot (…) On a passé de très bon moments en Suisse et c’est Rastafari qui a rendu cela possible.
On a joué en première partie de groupes célèbres comme Umoya d’Allemagne (un groupe de reggae roots). (…) Le premier gros concert c’était à Berlin (…), à Theomensa. Quand on est arrivé sur scène les gens ne savaient pas à quoi s’attendre, mais quand on a commencé à jouer le nyabingi et tout le reste, le public ne voulait pas nous voir quitter la scène. (…) Les gens tapaient partout, faisait du bruit pour dire que ce groupe devait rester : j’ai joué 3 heures et demi ! La tête d’affiche est venue après le show et a dit : « je ne peux pas accepter que vous jouiez avant moi. C’est moi qui doit jouer avant vous car les gens aiment votre musique » Je lui est répondu « merci, mais c’est Jah qui a permit, ça il n’y a rien de prévu ».(…) On a été ensuite à Amsterdam pour un concert au Paradisio. Et les gens étaient accrochés. On bougeait partout avec nos drapeaux vert, jaune, rouge et on nous disait que nous étions les seuls, depuis le passage Bob Marley, à bouger comme ça tous ensemble avec les drapeaux. Sur scène on avait une présentation rasta : c’était notre but et notre objectif »
Après ce passage en Europe, le groupe retourne en Jamaïque pour reprendre les activités agricoles et enregistrer un troisième album autoproduit The mission. Et c’est justement poussé par cette mission que Iqulah part en Afrique :
« La première fois que j’ai été en Afrique, c’était une grande sensation parce que j’ai grandi comme un rasta en entendant les anciens, nos aînés parler de l’Afrique, de rapatriement, Marcus Garvey disait « Regardez vers l’Afrique où le Roi sera couronné ». La première fois que je suis retourné en Afrique, lorsque j’ai posé mon pied droit sur son sol, j’ai réalisé que j’avais accompli mon cycle. Je commençais à m’élever spirituellement. Je me disais « oui, j’ai été enlevé à cette terre par la force mais j’ai réussi à retourner chez moi (…)». Je ressentais un certain pouvoir.
Mais on a également observé les fragilités politiques, par exemple au Rwanda. Quand j’ai été au Rwanda, j’ai vu ce qu’ils ont fait, j’ai vu des pieds des mains des têtes, coupés par terre. Ca m’a fait réfléchir, je me disais : « qu’est-ce qui peut causer tout ça, (…) alors que les gens semblent paisible, que cette terre est fertile et belle. (…) Les casques bleus voulaient qu’on parte parce que c’était dangereux et on a refusé parce que Rastafari a fait que nous étions là et on n’allait pas partir comme ça. Alors on a réuni des frères, dont un rasta du Rwanda, Bongo, pour organiser un festival (…) et rassembler les gens. Ils étaient tendus, très tendus. On a fait venir la mère de Bob Marley, c’était très chaleureux, très fort.
On a été en Ouganda, au Kenya, au Malawi. On a été invité au Mali par le gouvernement pour jouer à un gala. Là aussi j’ai amené la mère de Bob Marley (…) Nous avons donc été très actifs en Afrique.
Mais l’Ethiopie, c’était vraiment spécial. Quand nous sommes arrivés en Ethiopie, le drapeau vert, jaune, rouge avec le lion n’avait pas flotté depuis 1974, et les autorités éthiopiennes gardaient un œil sur nous. Mais nous avons organisé un festival, qu’on a appelé « Reggae unites Africa ». Quand on a monté la scène avec les drapeaux, les autorités n’aimaient pas ça et les gens étaient tendus, mais on travaillait grâce au pouvoir divin, donc nous n’avions pas peur.(…) Il y a eu 80 000 personnes ! C’était à Maskal square et c’est très important parce que cette place a été construite par Sa Majesté pour que les gens puissent se rassembler, maskal signifie « retour de la vraie croix ». Donc quand a présenté notre projet rasta nous avons rassemblé 80 000 personnes. Je l’ai en vidéo ! (…) On peut donc dire que l’Afrique a été bonne envers moi. »
Justement quels était la réaction des Africains en te voyant ? « Un accueil chaleureux ! Quand je montrai mon passeport à la douane ils me disaient : « Bienvenue chez toi mon frère, tu es retourné chez toi ».Car ils connaissent eux –aussi l’histoire, qu’on nous arraché contre notre grès à notre terre. Mais sur le long terme, je dis que c’est aussi une bonne chose que nous ayons été enlevés à l’Afrique, parce que nous avons préservé l’Afrique en-dehors de l’Afrique. Car aujourd’hui l’Afrique est politiquement fragile. Nous, nous sommes issus de groupes ethniques très variés et nous vivons tous en Jamaïque et tu ne verras jamais de rivalités ethniques. C’est ça être rasta : prendre le meilleur du meilleur de groupes ethniques variés et élever ce mode de vie rasta au plus haut degré. Ainsi, il n’ y a pas de rivalités culturelles ou religieuses. (…) Comme je dis souvent : « un rasta peut être un musulman, mais un musulman n’est pas forcément un rasta, un rasta peut-être un chrétien, mais un chrétien n’est pas forcément un rasta ». Rasta c’est au-dessus des religions. Ce n’est pas une religion, c’est un mode de vie. »
En 1997 après ses nombreux voyages, il revient en Jamaïque avec de nouveaux projets : faire un mémorial sur l’histoire de St Ann et sur celle de deux personnages emblématiques qui y sont nés : Marcus Garvey et Bob Marley. Pendant cinq, il bâtit avec son frère le Rastafari Unity Center, et cherche à regrouper toutes les chapelles rasta autour du projet de la Fédération Mondiale Ethiopienne :
« Sept après le couronnement du Roi (1937) celui-là a établi ce qu’il a appelé la Fédération Mondiale Ethiopienne. Cette fédération devait permettre à la diaspora noire de se réunir. (…) Un morceau du territoire éthiopien a été donné aux rastas jamaïcains (...) Ce territoire est un héritage de Hailé Sélassié comme si il avait voulu préparer un gouvernement pour nous. J’ai donc commencé à mobiliser les différentes communautés rastas de Jamaïque. (…) Car le don de Shashamani n’était plus considéré comme légitime par le gouvernement éthiopien. Donc si un rasta veut aller a Shashamani, il ne peut le faire qu’en passant par la EWF. Je suis responsable du programme de développement de Shashamani auprès de la fédération, l’objectif étant d’en faire une ville modèle (…) mais pas une jungle de béton, (…) un endroit qui pourrait être comme un lieu de pèlerinage, un sanctuaire pour le mouvement rasta. (…) Je veux donc organiser une série de concerts, avec les bons artistes, des artistes qui sont conscients et qui veulent s’investir collectivement pour lever des fonds et commencer ce projet. C’est ça notre mission.»
Quand je lui demande avec quels artistes il est lié en Jamaïque, Iqulah évoque d’abord Kulcha Knox et Chrisinti, qu’il a emmené jouer en Afrique. Beaucoup de gens lui rendent aussi visite au centre rasta, ou dans les collines de St Ann. Il est cependant particulièrement lié à la famille Marley :
« Steven, c’est un frère dans mon cœur, pareil pour Junior Gong. On a même fait un projet ensemble sur le cd (Rasta 4 Ever). Steve Marley nous a toujours ouvert les bras (…) alors on a enregistré un peu à Tuff Gong, un peu à 56th Hope Road, le home studio familial. C’est un projet familial. (…) En ce qui concerne Kymani, laisses-moi te raconter quelque chose (…) : j’étais là quand Kymani est né, à l’hôpital, je l’ai vu avant même son père. (…) C’est comme mon fils. J’ai toujours été là pour eux et ils seront toujours là pour moi. Rastafari. Give thanks. »
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