INTERVIEW : TONTO IRIE
Propos recueillis par : Benoit Georges
Photos : Captain Recordz
le mardi 24 octobre 2006 - 13 239 vues
Vétéran du sound Superpower de Jammy’s, le deejay Tonto Irie fut témoin et acteur de la révolution digitale du reggae avec la naissance du riddim Sleng teng. De passage en France pour quelques shows, ce maître du verbe nous parle dans un anglais limpide, refusant dit-il de répondre en patois à une interview. Tonto Irie revient avec nous sur l’âge d’or du dancehall et sur ses récents projets dans la production.
Reggaefrance / Bienvenue Tonto Irie. Nous n'avons pas beaucoup d'informations disponibles sur toi, pourrais-tu d'abord te présenter ? Tonto Irie / Je m'appelle Errol Benjamin et je suis né à St Mary en Jamaïque. Mais je ne connais pas vraiment St Mary puisque j'ai déménagé pour Kingston à un an et demi. J'ai donc grandi à Kingston et ce n'était pas forcément la vie facile pour moi. J'ai vécu à August Town avant de déménager à Patrick City dans le district Kingston 19.
En quelle année as-tu commencé à chanter ? J'ai commencé à deejay en 1982 sur des petits sound systems d'August Town. A partir de là, j'ai commencé à être reconnu et je suis allé vers le sound system Black Star où il y avait Brigadier Jerry, Danny Dread puis Tiger et Anthony Malvo. Je n'ai quitté Black Star que pour aller chez Jammy's.
Quelles étaient tes premières influences ? Je dirais Brigadier Jerry, U-Roy bien sûr car c'est un fondateur, Lone Ranger était aussi un de mes deejays préférés.
Tu parlais du sound Black Star qui à cette époque était un sound incontournable de Kingston… Oui, Black Star contrôlait Kingston avec Killamanjaro, Stereo Mars ou Youthman Promotion. Black Star faisait partie des sounds de cette catégorie.
C'était ta première expérience sur un gros sound ? Sur un sound d'envergure oui. Mais ma première expérience sur un sound s'est faite avec le sound General à August Town. C'est vraiment sur ce sound que j'ai commencé à prendre le micro. Mais le vrai tournant a été Black Star puis Jammy's. Je veux dire que ces sounds jouaient toutes les semaines.
A cette époque, tu as fait quelques enregistrements avec Myrie et Marshall de Sunset Records… Oui, c'étaient mes tous premiers producteurs. En fait, j'allais à l'école avec un gars nommé Billroy Endisson. Il n'était pas dans la musique mais il connaissait Marshall et Myrie. Il m'avait dit qu'il avait des amis à Waterhouse et qu'il allait m'emmener pour les rencontrer. Un jour, nous avons donc été à Waterhouse et j'ai rencontré Half Pint, Pad Anthony et Junior Reid. Il faut savoir que ces producteurs ont été les premiers à enregistrer Half Pint ou Pad Anthony. Nous avons enregistré quelques morceaux et ils m'ont dit d'aller tenter ma chance chez Jammy's car il avait un grand choix de riddims. Ce sont Marshall et Myrie qui m'ont introduit chez Jammy's.
A partir de ce moment, on pouvait te voir très régulièrement sur Jammy's Superpower avec d'autres grands noms comme Admiral Bailey, Chaka Demus… En fait, j'ai d'abord commencé à enregistrer pour Jammy's car il avait mis son sound entre parenthèses. Quand il a voulu revenir au sound, je me suis donc retrouvé avec Tullo T, Pompidoo, John Wayne, Major Worries, puis Admiral Bailey.
Quand tu es arrivé chez Jammy's, il n'était pas encore passé au digital. Comment as-tu vécu cette révolution ? Quand j'ai commencé chez Jammy's en 1984, il n'y avait rien de digital, uniquement basse et batterie. Le riddim Sleng teng a été composé en 1984: il s'agissait de Wayne Smith et d'un gars qui s'appelait Noel Bailey, qui ont découvert ce riddim. Je dis découvert parce que la base du riddim provenait d'un petit clavier Casio, où il était programmé. Mais il était vraiment rapide. Les premières personnes qui ont eu ce riddim entre les mains étaient justement Marshall et Myrie: Wayne Smith et Noel leur ont apporté le Sleng teng mais ils l'ont trouvé trop rapide. Ils l'ont donc apporté à Jammy's et le Jammy's que je connais ne s'assoit jamais sur une bonne idée musicale. Il a rentré le riddim dans sa console, il l'a ralenti et a mis sa petite touche magique. Le reste, c'est de l'histoire.
Pour ce qui est de ta rencontre avec le riddim Sleng teng… En fait, Wayne Smith a été le premier à enregistrer sur le riddim car il était celui qui l'avait découvert. A cette époque, Greensleeves sortait une face avec un chanteur et un deejay sur l'autre. Jammy's est venu me voir un jour et m'a dit qu'il avait besoin d'un deejay pour le cut de Wayne Smith. Il m'a dit que j'étais l'homme de la situation. Pour être honnête, quand le riddim a été fait, aucun autre deejay ne pouvait ou ne voulait se poser sur ce riddim. Je veux dire que personne n'avait jamais entendu cela et d'un seul coup cette nouvelle tendance arrivait. A cette époque, personne ne connaissait quoique ce soit aux ordinateurs et au digital. Donc les deejays ne pouvaient pas se poser sur le Sleng teng. J'ai donc pris le riddim et je me suis assis à mon corner à August Town, dans le même quartier que Sizzla. A cette époque, il y avait une bande de gars dans le quartier qui bougeaient partout à bicyclette, en Jamaïque on les appelait « One a penny crew ». On cherchait une phrase pour commencer le morceau, une punchline qui produirait son effet, comme le faisait Early B. Je l'ai donc pris comme ça : " one a penny posse you fi ride inna dis". Je suis retourné chez Jammy's le lendemain car il m'avait dit que je devais faire ça dès que possible. Quand je lui ai dit que j'avais son morceau, il ne m'a pas cru. Nous sommes allés en studio et il m'a dit "Tonto, c'est hit". On a donc enregistré la chanson et le reste c'est de l'histoire.
Quel est ton meilleur souvenir sur le sound de Jammy's ? En fait, j'ai vraiment passé du bon temps sur son sound car à l'époque, c'était le vrai dancehall, où tu devais vraiment bosser pour ton argent. Ce n'était pas monter sur scène pour 30 minutes ou une heure et prendre plein d'argent. Je peux te dire que quand je travaillais sur le sound de Jammy's, je gagnais 200 dollars jamaïcains et à l'époque c'était déjà bien, nous n'avions pas trop de problème d'argent. Mais il fallait bosser: le sound commençait à 20 heures et tu avais John Wayne ou Tullo T qui passaient pendant deux ou trois heures, même si ils pouvaient revenir ensuite. Mais pendant les trois heures suivantes c'était Tonto avec Chaka Demus car Admiral Bailey est venu après. Donc c'était beaucoup de boulot mais j'ai eu de très bons moments sur ce sound. J'adorais deejay sur le système et rendre la foule complètement folle. Le crew aussi était vraiment puissant à l’époque.
Quel était ton artiste préféré dans le crew de Jammy’s ? Pour travailler, à l’époque, avant qu’Admiral arrive, c’étaient Chaka Demus et Major Worries. Mais quand Admiral Bailey est arrivé, nous sommes devenu très proches et nous avons vraiment bien travaillé ensemble.
Dans les années 90 pourtant, la concurrence est devenue plus rude pour vous. Dans les années 90, je n’ai pas enregistré pour Jammy’s. J’ai enregistré pour Whitfield Henry, du label Witty et pour Penthouse. D’ailleurs, je n’ai enregistré qu’un titre pour Penthouse, World best lover et c’est tout. Il m’a souvent demandé de revenir pour enregistrer mais à ce moment là je partais pour les Etats-Unis, je n’avais pas la tête à cela.
Tu as volontairement fait un break ? Oui, on peut vraiment dire ça. Mais en tant qu’artiste, combien de temps peux-tu t’éloigner de la musique ? La musique est ma vie mais tout le monde a besoin de vacances. Alors peut-être que j’en ai trop pris (rires).
Récemment, on te retrouvait sur le riddim Nukie de John John… Oui. John John m’a toujours demandé d’enregistrer. John John est mon partenaire. On est toujours ensemble. Quand tu me vois tu vois John John, si tu vois John John, tu vois Tonto. Tout le monde se demandait pourquoi je n’enregistrais pas pour John John, pour Baby G ou pour Jam2, pour la famille Jammy’s. Je dirais que c’est personnel, je l’ai choisi. Mais ce sont comme des membres de ma famille. Un jour, John John m’a dit qu’il essayait d’avoir ce nouvel artiste, Busy Signal, sur ce riddim mais il ne connaissait pas Busy. J’ai un ami du nom de Bugle qui connaissait bien Busy. J’ai donc fait le lien entre eux et John John m’a demandé de poser sur le riddim. Il voulais que je refasse Every posse get ready, car c’était un de ses morceaux favoris à l’époque. J’étais chez Jammy’s quand John John avait neuf ou dix ans. Moi, je ne voulais pas trop refaire ce morceau mais c’est vraiment ce qu’il voulait. On s’est assis avec Delly Ranks et Bugle et j’ai posé le morceau sur le Nukie.
Peux-tu nous parler du riddim Rose apple ? Le Rose apple riddim a été sorti par Kevin Blake et moi-même. Je n’étais pas là quand le riddim a été fait mais un jour je me suis retrouvé chez Kevin, qui cherchait un riddim pour bosser. Il en avait plein dans son ordinateur. On a donc écouté et nous sommes tombés sur ce riddim. Il m’a dit qu’un gars en Allemagne l’avait composé. Nous avons d’abord pensé à changer la mélodie mais ensuite nous avons préféré ajouter quelque chose. Il y avait un jeune chanteur du nom de Carlington qui joue aussi du piano. Il était là à essayer jusqu’à ce qu’il trouve une mélodie. Nous avons donc décidé de la garder. J’ai tout de suite trouvé un morceau dessus. Turbulence a été le premier à enregistrer dessus, ensuite Shaka Pow, Bugle, moi puis tous les autres. Tous ces morceaux ont été produis par Kevin Blake et moi.
Tu comptes poursuivre dans cette voie ? Oui, car je vois beaucoup d’artistes talentueux qui n’enregistrent pas. J’espère pouvoir produire d’autres riddims pour des artistes comme Gentleman, qui m’avait vraiment impressionné sur scène, Abijah, Prezident Brown qui est je pense un des deelays les plus sous-estimés en Jamaïque et d’autres comme Anthony B, Fantan Mojah, Chuck Fender ou Richie Spice.
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