INTERVIEW :
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : Benoit Collin
le lundi 18 février 2008 - 9 901 vues
Quand Pablo Moses enregistre son premier morceau, I Man a grashopper au Black Ark, Lee Scratch Perry n'était que l'ingénieur : le producteur était Mickey Chung. Ce titre magistral est le point de départ d'un triptyque d'albums ("Revolutionnary Dream", "A Song", et "Pave the Way") signé par le duo Geoffrey Chung / Pablo Moses.
A la manière d'un roman en 10 volumes, Pablo Moses enregistrera cinq autres albums, empruntant à la poésie et croisant les références historiques et politiques. Un discours engagé (révolutionnaire, précise-t-il), interrompu après "The Mission" en 1995, Musidisc le faisant d'abord mariner avant de lui fermer la porte au nez. Depuis, Pablo Moses a enregistré de quoi remplir un nouvel album qui devrait sortir, nous annonce-t-il dans le courant de l'année.
Reggaefrance / Tu te retrouves au Black Ark pour enregistrer la première fois en solo mais tu avais déjà monté plusieurs groupes étant jeune… / Oui, beaucoup de groupes. Au lycée, il y avait ce groupe que j'avais monté. J'en ai monté d'autres. Mais j'ai toujours voulu mener une carrière originale, avec mes propres compositions, alors que les autres membres du groupe voulaient enregistrer des reprises. On s'est donc séparés, et je suis devenu un ''chanteur solitaire''. C'est ce que je chante dans Lonely singer. Tout le monde ne voulait pas me suivre et ne faire que des chansons originales.
Comment s'est formée l'équipe Geoffrey Chung / Clive Hunt / Pablo Moses de ''Revolutionary Dream'' ? J'ai rencontré Clive Hunt par Geoffrey et Mickey Chung. J'ai rencontré Mickey Chung et Charlie Chung, qui était le seul rasta, vraiment, de la famille, et ils m'ont présenté Geoffrey Chung. J'étais toujours là, et Geoffrey Chung, Clive Hunt, Robbie Lynn, Wire Lindo, ils avaient l'habitude de se retrouver tous ensemble chez Geoffrey Chung pour écouter les nouveautés qui venaient des Etats-Unis. On était tous assis, à écouter, et j'ai appris. Après qu'on a enregistré I Man A Grass Hopper, on a fait We Should Be in Angola. Robbie Lynn était au piano, et Tyrone Downie était à l'orgue. Geoffrey Chung n'était pas avec nous à ce moment-là. Donc la société, Sound Tracs a décidé de laisser Clive Hunt faire le producteur exécutif. *ce morceau.
On sent tes textes influencés par les intellectuels afro-américains. Je lis beaucoup de livres. D'abord j'ai commencé par lire des romans. Et puis, quand ma ''conscience noire'' s'est développée, je me suis tourné vers la littérature non-fictionnelle. Je me suis intéressé à un livre de Kwame Nkrumah, ''The Dark days of Ghana'', des livres sur Kenjatta, Steve Biko, sur les leaders américains. A l'époque, il y avait Malcom X, mais c'était surtout Martin Luther King et Marcus Garvey. Ces lectures ont compté, tout comme le rythm & blues. The Drifters, Otis Redding, Nat King Cole, Fats Domino…
We Should Be in Angola m'a été inspirée à l'époque où il y avait la guerre en Angola. Au même moment, des frères en Jamaïque volaient aux riches pour combattre contre leurs propres frères pauvres. J'ai pris une feuille de papier et j'ai écris le texte. La chanson disait : ''si tu veux te battre pour une cause, tu devrais te battre contre des oppresseurs, pas contre les tiens''. C'est aussi à cette époque que j'ai enregistré Give I Fe I Name. Quand j'ai commencé à lire, j'ai appris que le nom que nous portions était un nom colonial. Ce n'était plus un nom africain : Henry, Morisson, ne sont pas des noms africains ! Peu de Noirs savaient que leur nom venait des esclavagistes anglais. Beaucoup de mes chansons sont influencées par ces luttes des Noirs pour le pouvoir qui ont eu lieu dans les années 60 et 70.
Il y a aussi beaucoup de poésie dans tes textes. J'aime écrire dans une tournure poétique. Pas seulement écrire des rimes : écrire des rimes avec un sens. Je n'ai pourtant jamais aimé la poésie quand j'allais à l'école : soyons honnêtes, tout ce que tu fais au collège et au lycée, c'est lire de la poésie anglaise ennuyeuse. Mais je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Et plus je lisais (des romans, des quotidiens, des magazines, des bandes dessinées), plus je développais ma conscience culturelle.
Tout cela est explicite sur Revolutionnary Dream. La plupart des paroles sont inspirées d'une vision que j'ai eue à propos de tout ce qui se passait en Afrique : au Congo, au Ghana, au Kenya avec les guerriers Mau Mau... Eux aussi avaient des dreadlocks, ils étaient une force révolutionnaire. Beaucoup de gens pourraient dire que tu tues ton propre frère dans la bataille. Mais toi aussi tu peux devoir mourir, si tu es un obstacle à la révolution, parce que tu es un traître. A la fin de l'esclavage, après la Guerre Civile aux Etats-Unis, beaucoup de Noirs qui avaient des esclaves n'ont pas voulu les libérer. Certains Noirs étaient tellement endoctrinés par l'Eglise qu'ils ne se connaissaient pas eux-mêmes. Pour moi ce sont des traîtres. Si tu t'accroches à la culture coloniale, alors tu es un traître.
Si tu as la chance de suivre ou d'avoir suivi une éducation, alors tu devrais utiliser ces connaissances pour ouvrir d'autres portes, qui te donneront une éducation véritable. Quand tu vas à l'université, tu évolues d'une certaine manière : comme eux l'ont décidé. Tu vas passer des examens, mais cela ne veut pas dire que ton horizon s'est ouvert. Il faut utiliser ces connaissances académiques pour ouvrir d'autres portes, lire d'autres livres. C'est ce qui te donnera une éducation. Cette chanson est très significative pour moi.
Après l'album ''Revolutionary Dream'', il y a ''A Song''. Après avoir fini d'enregistrer ''Revolutionnary Dream'' je suis entré à la Jamaican School of Music. Je voulais acquérir plus de fondamentaux. Ce qui m'intéressait surtout, c'était de rencontrer des gens aux expériences diverses. Tu as un département jazz, rock… J'ai appris toutes ces musiques, je les ai intégrées pour créer un certain type de reggae fusion. C'est dans ce contexte qu'est sorti ''A Song'', c'était la découverte d'une nouvelle facette de Pablo Moses dans le sens où beaucoup de gens pouvaient penser que ''Revolutionary Dream'' était l'œuvre d'un agresseur. Mais non, même si je suis un révolutionnaire, ma révolution est verbale, pas physique.
J'ai essayé de construire mes albums comme un déclaration globale, qui se développe d'album en album : un révolutionnaire vient avec son rêve (''Revolutionnary Dream''), matérialisé par toutes ses chansons. Ces chansons servent à paver le chemin (''Pave the way''), de sorte à aller vers le futur (''In The Future''). Un futur où il y a plein de tensions (''Tension''). Car je pense que le futur sera terrible, et c'est ce que je chante sur cet album. Beaucoup de gens pensaient que j'étais trop excessif, trop extrême, mais j'ai raison. La situation n'est peut-être pas si terrible ici, en France, mais elle l'est en Afrique, au Moyen-Orient, en Jamaïque… Et pour éradiquer cette tension, nous devons apprendre à vivre pour aimer (''Live to Love''). Nous devons refuser la voie que nous montrent les programmes télé, ce que la BBC ou CNN veulent que nous croyons.
Tu as écrit plusieurs chansons sur le rapatriement. Pour les Rastas, le rapatriement n'est pas seulement quelque chose de physique. C'est quelque chose de culturel. Tu dois d'abord rapatrier ton esprit et ton cœur. Savoir d'où tu viens, c'est savoir où tu es, et c'est le seul moyen de savoir vers où tu te destines. Si tu ne sais pas d'où tu viens, tu n'es rien, comme un apatride sur toute la planète. Et c'est ce qu'ils ont fait beaucoup de mes frères et sœurs. Pas seulement des Africains, mais aussi aux Indiens d'Amérique, aux Indiens d'Amérique du Sud…
En France, on apprenait l'histoire de Vercingétorix aux jeunes Algériens… Certaines des choses qui arrivent en ce moment, comme la guerre en Irak, arrivent à cause des choses que certains ont fait dans le passé avec les Européens et contre l'Afrique. Parce que certains ont participé au commerce des esclaves. On échangeait des esclaves Blancs contre des Noirs : ils emmenaient des femmes en Afrique, et ramenait des hommes. Ils ont mélangé, divisé les tribus. Et on voit aujourd'hui les tensions qui en résultent.
Dans le sud et l'ouest de l'Afrique, on sait que des villages vivaient en communauté, en partageant les terres, les ressources… On veille les uns sur les autres. Pareil en Jamaïque. J'ai grandi avec mon oncle et toute la communauté. S'il fallait faire les récoltes, tout le monde y allait. S'il arrivait quelque chose à quelqu'un, les gens cotisaient pour lui venir en aide. Comme une famille. Mais l'influence de l'Europe est arrivée jusque-là et a appris aux gens à être plus égoïstes. Quand ils sont arrivés dans l'Afrique subsaharienne ou même aux Caraïbes, et que les gens leur offraient des cadeaux, les prenaient dans leurs bras, ils n'en revenaient pas. Ces gens étaient trop gentils pour eux, c'est pour ça qu'ils les ont volés.
Aujourd'hui en Jamaïque, à cause de l'influence des USA et des sociétés occidentales avec leurs télévisions, un frère peut te tuer pour de l'argent, pour de la cocaïne… Savais-tu que les Indiens d'Amérique du Sud se servaient de la cocaïne comme d'un médicament, sans la transformer ? C'était naturel. Quand les Blancs ont découvert cette plante, ils ont vu un moyen de se faire de l'argent et l'ont ramené en Europe et aux Etats-Unis.
Malheureusement, la cocaïne fait vivre beaucoup de gens. Mais que faire d'un argent corrompu ? Cela n'amènera qu'encore plus de corruption. Cet argent pousse les jeunes à la paresse. L'argent de la cocaïne fait ressembler mes sœurs à des prostituées, à cause de leurs vêtements. L'argent de la cocaïne, qui a coulé à flots dans les années 80, a détruit beaucoup de la musique roots. Ca a ouvert la voie au dancehall. La cocaïne, c'est de l'argent rapide : tu vivras vite, et tu mourras vite.
Comment vois-tu la jeune génération roots en Jamaïque ? Il y a de bons artistes roots comme Tarrus Riley, je l'aime bien. Il y a quelques Sizzla pas trop mal. Luciano aussi… mais il est trop ''gentil''. En tant que rastaman tu dois être plus agressif. Un Rasta est une force révolutionnaire. Un Rasta est supposé parler pour ceux qui souffrent. Demander au Tout Puissant de lui donner la force, d'accord, c'est sympa. Mais où est tout le reste ? Le système t'adore quand tu oublies ces autres choses. Je ne veux pas que le système m'aime. Si je suis un Rasta, je veux que les gens m'aiment, pas le système.
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