INTERVIEW : TOOTS HIBBERT
Propos recueillis par : Cyril le Tallec
Photos : Marlène Boulad
le lundi 15 septembre 2008 - 11 514 vues
Passé entre les mains des icônes de Studio One Clement Dodd et Ernest Rangling, Toots est devenu une figure de la musique jamaïcaine : le Otis Redding insulaire, si on devait le comparer à ses modèles américains. Il est aussi l'inventeur du mot reggae, le recordman du nombre de "numéro 1" en Jamaïque, un infatigable showman… Bref, un artiste inusable.
Chanteur hors pair, Toots croise de plus en plus sa musique avec la scène rock depuis quelques années. Quoi de plus normal pour un artiste qui a toujours puisé dans les autres répertoires, essentiellement américains ? Après deux rencontres stériles, on met enfin la main sur Toots dans le studio Anchor (Music Works) en Jamaïque.
Reggaefrance / Tu es le créateur du mot reggae, avec ton titre Do the reggay, quelle en était la signification originale ? / A l’origine, ça n’avait aucune signification particulière, c’était un accident, ma langue a fourché, un gimmick… Je suis devenu le créateur et le premier utilisateur de ce terme. Les gens appelaient le reggae du Blue beat ou du Boogie beat, ils ne savaient pas comment l’appeler. C’est de grands musiciens en Jamaïque qui sont venus avec ce rythme mais on ne s’est jamais demandé qui avait été le premier à jouer de la guitare, mais ils sont venus avec ce rythme mais ils n’avaient pas de nom donc j’ai été celui qui a présenté cette rythmique au monde, je suis l’inventeur du mot.
Ton hit 54-46 that’s my number est une histoire autobiographique ? C’est une longue histoire. Certaines personnes ont essayé de stopper ma carrière. A cette époque, j’étais le premier artiste à qui Chris Blackwell a donné un contrat d’enregistrement. Il incluait un album et une tournée mondiale, mais des artistes en ont décidé autrement. Donc quand ils ont essayé de me faire peur en cachant de l’herbe chez moi, je suis allé me réfugier dans un camp de soldats, dans la paroisse de St Mary, où personne ne pouvait me trouver. Mais j’avais toujours ma guitare, mes vêtements, de quoi me nourrir… Je me suis retrouvé confiné. J’ai été victime de l’hypocrisie, du mauvais esprit de certains, et de la politique dans la musique. 54-46 c’était ma composition, j’aurais pu dire 54-48 ou 48-48, ou encore 33-33… Tout le monde croit que je suis allé en prison et que c’était mon numéro de détenu, je leur laisse le bénéfice du doute, comme ça ils croient ce qu’ils ont envie de croire. Maintenant, vous savez la vérité… Lorsque je suis revenu du camp de soldats, les gens étaient fous et me posaient plein de questions sur mon confinement. C’est pour ça que j’ai écrit cette chanson (il se met à chanter): "i was innocent on what they have done to me, they were wrong… I’m not afford to hurt myself". Cette chanson raconte tout.
Dans ton album "The world is turning" tu as joué tous les instruments. C’était un choix, un challenge pour toi ? Lorsque j’écris une chanson, j’ai besoin de composer la musique avec attention. Je l'ai fait avec beaucoup de grands musiciens mais à cette époque, ils étaient tous en tournée, donc j’ai du le faire moi-même. J’ai pris cette habitude pour toutes mes chansons : je suis l’auteur, le compositeur et l’arrangeur de ma propre musique, je m’auto-produit et je continue à le faire.
 Le mot "reggae" n’avait aucune signification particulière, c’était un accident, ma langue a fourché, un gimmick… 
On sent que tu as pris beaucoup de plaisir à enregistrer "True love" en 2004 avec tous ces invités. C’est un album historique que j’ai fait afin que les gens réalisent que le reggae pouvait avoir une âme, c’est dynamique et international, c’est de la bonne musique ! Leur montrer que cette musique peut s’introduire dans n’importe quelle espace du hip-hop ou du rock’n roll, dans n’importe quel genre de musique dans laquelle le reggae peut se mélanger… Si on le fait de la bonne manière ! J’ai toujours fait de la musique du mieux que je puisse, écrire mes textes de la bonne manière avec toutes mes connaissances, sans chanter d’idioties…
Qu’as-tu ressenti lorsqu’on t’a décerné un Grammy Award ? Je n’ai jamais espéré en recevoir un, quand je l’ai eu je n’étais pas particulièrement excité, je mérite bien mieux que ça. C’est une bonne chose lorsqu’on t’en attribue un mais je ne me sens pas particulièrement fier par rapport à ça. Je me sens mieux avec les récompenses de Jah.
On ressent beaucoup tes influences soul dans tes albums, d’ailleurs dans le dernier opus en date tu rend hommage à Otis Redding et Ray Charles, que représentent-ils pour toi ? Otis Redding, Ray Charles… Mais je rends aussi hommage à Willie Nelson, Bootsy Collins. Ils se représentent eux-mêmes car ils font de la très bonne musique, moi je me représente moi-même pour leur faire savoir que je suis pas mal aussi (rires). Leur musique n’a jamais cessé de m’inspirer, et je les aime toujours aujourd’hui.
Sur ton dernier album, "Light Your light" l'année dernière, le titre Premature abordait un thème peu courant. Premature parlait des jeunes filles de 12-14 ans qui ne savent pas laver leurs vêtements, ni même cuisiner mais qui essaient déjà d’avoir des bébés… On ne leur a pas enseigné les bonnes choses, personne ne leur dit ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Ils ne devraient pas visionner des films pornographiques, ce qu’on appelait à l’époque les streets corners show. Ils ne devraient pas voir ce genre de films car on ne regardait pas ça quand j’étais gamin. Aujourd’hui c’est différent ! Dans cette chanson, je leur dit qu’un enfant ne devrait pas en enfanter un autre, c’est spirituel, c’est la parole de Dieu, c’est inscrit dans la Bible. Ce titre tourne autour de ce thème.
Après toutes ces années dans la musique, quel regard portes-tu sur ta carrière ? Je ne me projette jamais en arrière, je regarde toujours devant !
Et sur la nouvelle génération d’artistes en Jamaïque ? Ils suivent nos traces, celles de Bob Marley, Jimmy Cliff et tous ces grands chanteurs disparus. Les jeunes se doivent de suivre leurs aînés. S’ils respectent nos racines, ils ne peuvent pas être sur la mauvaise voie. Je parle aussi du dancehall, les rois et les reines du dancehall doivent suivrent la route entreprise par U-Roy, Yelloman, Supercat… Les jeunes doivent respecter notre travail.
Pourtant certains jeunes artistes prêchent un message à l’opposé du tien, qu’en penses-tu ? Je n’avais pas vu le problème sous cet angle là mais maintenant que tu m’en parles… Ce n'est pas un message à prendre au premier degré, c'est musical. Certains ne trouvent pas les bons mots lorsqu’ils écrivent, moi j’ai la chance de pouvoir les trouver facilement. Il faut être positif pour faire sonner tous ces mots dans une chanson. Tôt ou tard, même s’ils sont négatifs, ils finiront par devenir positifs.
Peut-on s’attendre à un album de collaborations avec la jeune génération jamaïcaine ? Oui, je fais ce genre de choses, je n’ai jamais arrêté à vrai dire, mais ce n’est pas encore sorti. Je viens d’enregistrer un titre avec Anthony B, Buju Banton, Beenie Man, Capleton… Des vétérans comme Marcia Griffith ou Ken Boothe… Et plein d’autres encore, ce sont tous des amis. Un jour, ce projet sera fini.
Sur quel projet travailles-tu en ce moment ? Mon projet principal est de m’occuper de ma fondation, la Toots Hibbert Foundation, pour aider les jeunes dans la rue, les aider à trouver un but dans leurs vies, leurs offrir une bonne éducation. Je ne m’arrêterai pas tant que je n’aurai pas accompli ma mission, mais j’ai besoin de subventions. Tu sais quand j’ai commencé à chanter, je ne gagnais pas d’argent. Ça me prend du temps pour pouvoir gagner mon propre argent et réunir celui dont j’ai besoin pour aider les jeunes. Je le fais déjà aujourd’hui mais je veux le faire de la meilleure façon qui soit, les aider encore plus… J’ai besoin de l’aide et des dons des Jamaïcains, du gouvernement et des gens autour du monde, visitez tootsandthemaytals.com ou tootsandthemaytals.net vous trouverez tous les renseignements concernant ma fondation.
Tu travailles sur un nouvel album ? Sur plusieurs albums en même temps, je ne m’arrête jamais… Cet opus n’a pas encore de nom mais il devrait sortir en Jamaïque en décembre 2008, je pense que je vais l’appeler "Do the reggae" car c’est un nom générique. Je pense retravailler certains de mes vieux hits des 60’s, 70’s, 80’s et les moderniser afin que les jeunes connaissent mes gros titres et dansent dessus. Tu sais, tous les jours des enfants naissent et des personnes âgées meurent, ceux qui partent me connaissent, mais pas ceux qui arrivent. Je dois leur faire savoir que Toots and the Maytals est l’inventeur du mot reggae et que l’on a eu le plus grand nombre de numéro un en Jamaïque des années 60 aux années 80… 31 "numéro un" en tout !
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