INTERVIEW :
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : Franck Blanquin
le lundi 16 mai 2011 - 11 057 vues
Quinze ans après ses débuts, Tiwony est de retour avec un nouvel album, "Cité Soleil" qui ne trahira pas sa versatilité, bien au contraire. En gestation depuis deux ans (Viv la vie est sortie entretemps) "Cité Soleil" est un opus éclectique, où l'on découvre Tiwony entouré d'invités aux horizons variés. "Je voulais montrer une autre couleur, plus mature", nous explique Tiwony en interview. Un album en forme de transition : il nous annonce déjà un album roots sur lequel il travaille avec son père, Vicky Edimo.
Reggaefrance / Quelle était ton idée au moment de te lancer dans l'écriture de "Cité Soleil" ? / Je n'avais pas d'idée précise : c'est le résultat de plusieurs concours de circonstances, de mes voyages, mes échanges, mes rencontres, mes expériences. C'est ce qui m'a donné envie de développer une vision plus large. Cet album, ça fait deux ans que je le prépare, j'ai sorti "Viv la vie" entretemps mais "Cité Soleil" était déjà dans les starting-blocks. Je cherchais l'homogénéité, je voulais montrer une autre couleur, plus mature. Mes voyages aux Antilles, en Jamaïque, aux Etats-Unis et en Afrique ont créé une espèce de melting-pot, et ça a donné "Cité Soleil".
Tu parles d'homogénéité mais musicalement c'est éclectique. C'est homogène dans le sens où ça respecte ma couleur, mes thèmes de fond. Je suis resté sur une ligne conductrice avec toujours des messages d'espoir, d'amour, des messages dénonciateurs… Mais j'ai essayé de l'amener différemment, avec des rythmiques plus crossover, plus mainstream, plus ouvert au public non-averti. C'est la force du reggae de compiler plusieurs influences. "The Carnival" de Wyclef Jean ou "Welcome to Jamrock" de Damian Marley sont des albums qui m'ont beaucoup marqué, car ils ont réussi à amener une couleur musicale qui n'enfreint pas leur vibe spirituelle, et qui, au contraire, la revalorise. J'ai toujours travaillé dans cet esprit-là. Je suis assez versatile, et je voulais que tous les gens qui me connaissent, que ce soit pour mes titres reggae, dancehall ou rap, puissent se retrouver sur cet album. Et que celui qui n'est pas afficionado de reggae puisse découvrir le genre avec des titres plus crossover. J'ai travaillé sur des messages fédérateurs, qui parlent à tout le monde, aussi bien aux Antilles qu'en métropole.
Justement, tu ne chantes pas en créole sur cet album, mais en français. On sait qu'il y a un fort vivier dans les îles, mais le problème est au niveau de l'identification, dans les textes, il y a un fossé. Ça reste souvent fermé à un marché communautaire. Je suis en transit en France depuis un moment, et j'ai bougé pas mal en Afrique… A un moment tu as envie de te faire comprendre par un public plus large. Même si les gens apprécient les chansons en créole, ils s'arrêtent plus à la forme qu'au fond. Ils se demanderont forcément quel est le sens de tes paroles. J'ai voulu faire des chansons que les gens peuvent comprendre naturellement.
 A un moment tu as envie de te faire comprendre par un public plus large  Il y a beaucoup de contributeurs, chanteurs ou producteurs, qui viennent d'horizons différents… Ca part de la même volonté d'ouverture et de diversité. Ca part de rencontres. Le morceau avec Gyptian a été fait il y a deux ans, à l'époque lui-même ne savait pas s'il allait faire Hold you dans sa vie. On a rigolé avec Anthony B au Festival Mondial des Arts Nègres. C'est Anthony B qui m'a gracieusement invité sur ce titre (Frenchie qui nous avait mis en connexion), à la base ça devait être avec plein d'artistes jamaïcains, mais il a réduit le concept. C'est un morceau qui s'est fait à la vibe. Comme avec Konshens : on travaille tous les deux avec Daddy & Hypa (duo de producteurs de Rennes, ndlr), qui occupent une bonne part de réalisation sur cet album, et qui ont découvert Konshens il y a plus de trois ans. On s'est toujours dit qu'on allait faire un truc ensemble, et le moment s'est présenté. Shalli est une artiste en devenir au Canada, c'est une métisse jamaïcaine avec beaucoup de talent. Winston McAnuff est comme mon deuxième papa en Jamaïque. C'est lui qui m'a emmené faire les mixs chez Bravo (Gaylard Bravo, A Small World Productions, ndlr). Quand il a entendu le titre alors qu'on mixait, il a voulu poser dessus… Ce sont vraiment des morceaux faits à la vibe, il n'y a pas eu de calculs.
Au casting, il y a aussi Tyrone Downie qui compose et réalise. Tyrone Downie c'est un peu un papa pour notre génération, il a travaillé avec Straïka, avec Janik, avec Tonton David. On a fait un travail différent avec lui, on est venu avec nos compositions qu'on a fait rejouer et réarranger. On est super content du résultat de ces échanges, de ces partages. C'est un album "familial" en quelque sorte. Il y a aussi les frères Jube et Arden Altino, qui sont un peu les chefs d'orchestre de Wyclef Jean et de son label Sak Pasé, qui ont proposé Cité soleil et Street Life.
Sur Mon continent, tu chantes : "Je représente mon île mais avant tout mon continent". Chaque titre a une histoire. Mon continent a été écrit lors de mon troisième voyage en Ethiopie. On était plusieurs ressortissants des îles, Martinique, Guyane, là-bas en Ehtiopie, dans une optique de rapatriement, dans l'idée de concrétiser ce message en prenant un bout de terrain là-bas… Et ça m'a frappé, la phrase est sortie tout de suite : "Je représente mon île mais avant tout mon continent". En fait, tu te rends compte que l'île est dans le continent. Toutes les îles convergent vers le continent, c'est notre vraie base, notre point de ralliement.
C'est un thème que tu redéveloppes dans Africa is calling. Mon Contient est plus personnel, c'est un texte en mode "je", alors que Africa is calling, c'est l'appel qu'on entend, qu'on a parfois du mal à cerner… Les médias ont une représentation misérabiliste de l'Afrique, mais ce n'est pas ce que j'ai vu quand je suis allé là-bas. J'ai été en Ouganda, au Gabon, en Ethiopie, je n'ai pas vu de gens mourir de faim. Les conditions de vie sont difficiles, mais le pays est riche, il y a un problème de répartition. Il est important que les Antillais se sentent plus impliqués dans le développement de l'Afrique car c'est une partie de nous-mêmes.
Ton père participe aussi à l'album sur le titre So Special. C'est un morceau pour les mamans. J'ai été élevé par ma mère, même si mon père m'a toujours fait savoir qu'il était là. Du coup, on a rendu hommage à toutes les mamans en développant ce titre père/fils. C'est un thème qui me tient beaucoup à cœur. Ta maman c'est… après Dieu, c'est elle, quoi. Il était important lui redonner son importance. Neva give up est plus large, il s'adresse à la femme c'est à dire aussi bien les mamans que les sœurs, les femmes indépendantes… Avec mon père, j'ai du faire mes preuves. Maintenant, on fait plein de choses ensemble. Il était au Festival Mondial des Arts Nègres avec moi. On a un projet roots en préparation, on prépare aussi des séries…
Ca fait un moment qu'on n'a plus entendu "Double Trouble" avec Typical Féfé. Où en êtes-vous ? Féfé et moi, c'est un concept un peu à la Method Man et Redman ; on n'a jamais prétendu être un groupe, donc il n'y a pas de scission. Les gens ne nous ont pas entendus récemment parce qu'on est chacun sur nos projets. Au moment du dernier album qu'on a fait ensemble, on avait dit qu'on allait partir sur des projets solos. Il devait être sur cet album, mais un problème d'agenda nous a empêchés de concrétiser une maquette. Ca nous fera de la matière pour le prochain Double Trouble, même si on ne sait pas quand il sortira… On a de très bons titres déjà prêts. De son côté, Féfé est sur deux projets, l'un dancehall et l'autre plus hip-hop, un peu crossover. Mais ce qu'il faut savoir, c'est qu'au-delà de la musique, on est d'abord des frères. On est souvent en contact, c'est lui qui le premier a écouté mon album et validé mes choix. C'est la famille !
Mine de rien, ça fait 15 ans que tu évolues sur la scène francophone… C'est là que je vois que les années passent, quand je réalise que ça fait déjà 15 ans que je me consacre à la musique… J'ai vu des artistes émerger qui passaient à la maison, aussi bien Admiral T que Krys, Saïk, Colonel Reyel… On a fait des freestyles ensemble... Ca me fait plaisir de voir que tout le monde réussit à faire son trou. Même si l'on n'a rien à voir avec leur succès, Blackwarell a quand même contribué à l'émergence de ces artistes.
Qu'est-ce qui te fait vibrer en ce moment en Jamaïque ? La scène qui m'a vraiment fait vibrer et qui m'a aussi beaucoup influencé, c'est entre 1994 et 1998, voire 2000. Sizzla, Capleton, Bounty Killer, Buju Banton et j'en passe étaient dans la spiritualité, et arrivaient à allier le fond et la forme. Ce n'était pas des leçons de morale, tu sentais que la musique cherchait à élever. Aujourd'hui, tout le monde essaie de faire ce qui marche, il y a un peu de perte d'intégrité chez certains artistes.
Il y a aussi de moins en moins d'artistes culturels… On parle d'I-Octane dans les artistes culturels, mais pour moi il n'est pas représentatif du mouvement rasta. Il est très talentueux, mais quand je l'écoute, j'entends Lutan Fyah, Sizzla, Junior Kelly… Ce n'est pas forcément quelque chose de nouveau… J'apprécie son travail, mais je préfère quand même Konshens qui, même s'il ne se revendique pas rasta, a des messages conscients et fait preuve de versatilité. Actuellement, les artistes ne te mettent pas une claque comme Capleton, Buju Banton, Beenie Man ou Bounty Killer à l'époque. Tu as une impression de déjà-entendu. Il y a aussi des artistes que l'on n'entend pas assez, comme Turbulence.
On essaie en quelque sorte d'entrer en phase avec le marché international. Avec l'expérience, on arrive à mieux s'exprimer en anglais. Les frères jamaïcains nous proposent de chanter en anglais, à l'instar d'Alborosie, Gentleman ou Cali P, qui arrive à s'imposer sur le marché yardie. Pour avoir fait quelques sons à Yard et quelques scènes sur place, honnêtement j'ai fait bonne figure. Ce qui m'a touché, c'est que j'ai été présenté comme un artiste international. Ca m'a donné confiance, et poussé à ne pas sous-estimer la portée de notre travail.
Il y aura un prochain album en anglais, à l'image de Janik ? Voilà, on s'y attelle. Petit à petit, je fais des titres en anglais, pour voir un peu la réaction du public. Si Dieu veut, pour 2012… En tout cas je peux d'ores et déjà vous dire qu'il y aura pas mal de titres en anglais sur l'album roots, pas mal de belles surprises aussi. Pour les sons en anglais, je me fais aider pour que ça sonne le mieux possible. En Jamaïque, les artistes travaillent avec des paroliers, ce qu'on ne fait pas beaucoup en France. Il n'y a pas de honte à avoir, les artistes de variété française travaillent comme cela. Ce qui pénalise notre scène, c'est que les textes et le message, à quelques exceptions près, sont trop communautaristes, pas assez universels. Tout le monde ne se reconnaît forcément dans rasta… Le français est une langue très littéraire, très poétique. Ecrire en français demande plus de boulot. On devrait travailler avec des paroliers pour ouvrir le message.
Vybz Kartel qui se blanchit la peau, tu en penses quoi ? Je ne suis personne pour le juger. Michael Jackson, Koffi Olomidé l'ont fait aussi. Lui en fait un fond de commerce… Je ne cautionne pas ça. C'est dommage, c'est un artiste très talentueux. Tous les artistes ont un petit grain de folie et il se sent peut-être mieux comme ça, mieux dans sa peau. Il y a beaucoup de paradoxes en Jamaïque, et Vybz Kartel n'est pas le premier, ni le dernier.
Pour finir, comment se présente l'album roots que tu évoquais tout à l'heure ? L'idée de cet album a germé depuis un moment. Je me sens beaucoup plus proche du message roots, qu'il soit reggae ou hip-hop. J'ai envie de me faire plaisir et de rendre hommage à ces maîtres, qui ont influencé tout le reggae et ses courants. On travaille dessus dans la plus pure tradition du reggae. On a essayé de revisiter tous les courants : il y aura du new-roots joué live, du rocksteady, du ska, du rub-a-dub… Ce sera pour les oreilles plus averties. "Cité Soleil" est un peu la transition jusqu'à cet album. J'aurais pu le sortir tout de suite, mais je ne voulais pas brusquer mon public dancehall / hip-hop. Je veux les amener petit à petit au concept.
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