INTERVIEW : LITTLE GUERRIER
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : DR
le jeudi 01 septembre 2011 - 7 644 vues
Originaire du Suriname, c'est pourtant en Guyane que Little Guerrier fait ses classes au sein de la formation Reggae Matik, avant de partir en solo. Sorti avant l'été, "I&I", son 4e album solo, est entièrement réalisé par ses soins. Car Little Guerrier tient à son indépendance et à ses convictions artistiques. C'est ce qui le pousse à monter son propre label, Atipa Records, avec lequel il incite les artistes guyanais à faire de même. Little Guerrier a bien l'intention d'occuper le terrain en multipliant les projets avec des sorties rapprochées. En attendant un nouvel album pour octobre, Little Guerrier évoque avec nous son parcours.
Reggaefrance / "I&I" est déjà ton 4e album solo. Quel a été ton parcours jusque-là ? Little Guerrier / J'ai grandis avec le blues et la soul. Un peu de Marley ou des Skatalites, mais surtout Marvin Gaye, James Brown… Je suis arrivé dans la musique par hasard. C'est en Guyane que ça a vraiment commencé. A la base, j'étais danseur. Je n'habitais pas loin de Pupa Abdul, qui s'occupait de la station La Case. Il faisait venir pas mal d'artistes pour poser. Un jour, je me suis dit "pourquoi pas ?" et j'ai pris le micro, tous les jours. Ils me laissaient faire, et puis ils m'ont encouragé à travailler. J'ai fait quelques mixtapes, j'ai enregistré mon premier morceau avec Maxi Dready. Mais c'est avec Damaniak que j'ai vraiment commencé à bosser. A force de mixtapes, de scènes dans les fêtes patronales, Nikko, qui a percé avec le tube Guyana Nice, m'a ramené dans le projet Reggae Matik. C'est comme ça que je suis devenu le chanteur lead.
C'est avec Reggae Matik que tu as fait tes classes ? Oui, c'est là que j'ai tout appris. Ensemble, on a fait un maxi single, "Roots Rock Reggae", et un album, "Vibes", avec lequel on a fait tout le tour de la Guyane. A l'époque, il n'y avait pas de nouvelle génération reggae après Nikko & le Ying Yang Band, Section 2... Reggae Matik était non seulement une découverte aussi un espoir pour tous les jeunes artistes. On avait la chance de travailler avec des musiciens professionnels. Pendant trois ans, j'ai tout appris avec Reggae Matik.
Pour quelles raisons te lances-tu en solo ? Reggae Matik c'était un groupe, c'était une collaboration, tu ne peux pas être toi-même à 100%. Je suis parti en solo pour que les gens découvrent l'autre partie de Little Guerrier. A l'époque où sort "Cry Out", mon premier album solo en 2006, je fais encore des scènes avec Reggae Matik, jusqu'en 2008, où le groupe passe en stand-by. Grâce à Reggae Matik, j'avais une carte de visite. J'ai pu promouvoir "Cry Out" au Suriname, en Hollande, au Brésil. A l'époque, j'enregistrais tous les jours en studio. J'ai fait le concours Neuf semaines et un jour (émission musicale diffusée sur RFO, ndlr) avec le titre Black Woman (présent sur l'album "I&I", ndlr). C'est avec ce titre que le public français m'a découvert.
 Notre reggae a vraiment une couleur. Tu sens l'influence du fleuve. 
Tu as aussi monté ton label Atipa Records… J'ai créé mon label, Atipa Records, à St Laurent. J'ai pris deux ans à monter mon home-studio, et je me suis lancé dans la direction artistique, en produisant d'autres artistes. Pas beaucoup, car je ne veux pas d'un label avec 40 artistes. Atipa Records héberge 7 artistes de tous styles : rap, reggae, soul… J'ai partagé mes expériences avec eux, mais ce sont eux qui le font : moi, je ne veux pas les produire, je veux qu'ils puissent faire leur propre truc.
Tu sembles bien connaître les règles du business, l'envers du décor de la musique. Même si tu ne peux pas tout gérer, chaque artiste devrait savoir comment ça fonctionne. C'est comme cela que tu peux mieux défendre ta musique : si tu connais un peu les rouages, alors tu es mieux armé. J'ai toujours tourné, même si ce n'était pas de grosses scènes. L'important est d'être sur le terrain. Aujourd'hui, je peux même proposer des concerts acoustiques depuis que je me suis mis à la guitare. Sur scène, la vibe est différente qu'en studio. Je n'interprète pas le morceau de la même manière, car je n'aime pas les shows trop formatés. On propose plusieurs configurations, donc plusieurs ambiances.
Parlons de l'album "I&I", les thèmes et compositions très jamaïcain. Est-ce que la Jamaïque est ton modèle ? J'ai vraiment été marqué par Natural Mystic de Bob Marley. J'ai côtoyé la philosophie rasta en grandissant dans le ghetto. A un certain âge, tu te poses des questions auxquelles seul toi-même a la réponse. Natural Mystic a été un déclic. J'aime les anciens, mais j'ai surtout été influencé par les gens extérieurs à la musique : Marcus Garvey, Mumia Abu-Jamal, Cheikh Anta Diop… Ma famille était aussi très militante, et c'est avec le reggae que j'ai pu véritablement transmettre cet esprit. Sizzla, Buju Banton et Capleton avaient une liberté d'esprit. Ce sont des influences que j'ai eu mais je voulais avoir ma couleur. On me compare souvent aux Jamaïcains, surtout quand je chante en Anglais. Quand je suis allé au Brésil, on me prenait pour un Jamaïcain. C'est quand je parle en français ou sranan tongo (créole Surinameien, ndlr).
D'ailleurs tu reprends deux riddims jamaicains sur l'album, le I Love riddim (Neva) et le Good love riddim (Faya De Wani). Ce sont deux riddims que j'ai beaucoup aimé. Faya de Wani marche beaucoup au Suriname car je le chante en sranan tongo. C'est la langue que parlent les anciens, je voulais leur montrer mon respect. Sinon, les autres riddims sont faits par des Guyanais. Si tu écoutes My Queen, tu sens l'influence du fleuve. Notre reggae a vraiment une couleur.
Comment se porte la scène reggae au Suriname ? C'est un peu critique. Ce ne sont pas les raisons qui m'ont poussé à partir en Guyane, c'était d'ordre personnel : j'habitais dans un petit carbet, j'étais isolé. Ca faisait peur à ma famille, qui craignait qu'il ne m'arrive quelque chose. Quand j'ai eu 15-16 ans, ils m'ont fait venir en Guyane. C'est un pays que je n'aimais pas, surtout à cause de la France qui a très mauvaise réputation au Suriname. Je ne connaissais pas la langue, c'est en Guyane que j'ai découvert Aimé Césaire… Quand tu voyages, tu découvres d'autres cultures.
Après avoir fait ma musique en Guyane, je suis retourné au Suriname pour présenter mes projets, et c'est là que je me suis rendu compte de la situation critique. Le message radical est plus dur à accepter là-bas. Tu vas entendre beaucoup de Vybz Kartel, d'artistes slackness, mais peu d'artistes avec un message conscient, radical. Une minorité tire les ficelles de l'industrie et empêche les choses d'évoluer. Ce n'est que vaguement professionnel, mais le Suriname regorge de talents. Quand les majors vont arriver là-bas, ils vont péter un câble. Tu as tellement d'artistes uniques, avec un timbre de voix unique. Je sais qu'il y a un avenir au Suriname.
D'où vient ton surnom ? Contre quoi es-tu en guerre ? Je suis non-violent. Mais depuis tout jeune, j'ai toujours été militant dans tout ce que je fais. C'est l'amour que je défends. Mais si tu m'oppresse, je vais montrer un autre visage, parce que tu touches à ma dignité, à ce qui me permet de vivre. C'est ça le côté guerrier. Et Little, c'est parce que j'estime que je serais toujours petit pour des artistes comme Peter Tosh par exemple.
As-tu l'intention d'enregistrer en Jamaïque ? Non pas vraiment. Je ne refuserai pas une opportunité, mais ce n'est pas un objectif en soi. Prince Koloni a eu la chance d'aller là-bas et de travailler avec Dean Fraser, j'ai eu l'occasion de poser sur un morceau (Beautiful day, ndlr). J'aimerais y aller un jour pour enregistrer. J'ai un respect pour ce pays-là… Pour une petite île comme ça, il y a tellement de talents, de modèles qui en sont sortis. Aujourd'hui, si j'arrive à marcher dans la rue avec mes locks, c'est aussi grâce à eux…
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