INTERVIEW : LONE RANGER
Propos recueillis par : Benoit Georges
Photos : Christian Bordey (portraits) & Lenshot.fr (live)
le mercredi 04 juillet 2012 - 8 988 vues
Deejay incontournable en Jamaïque au début des années 80, fort de ses hits pour Studio One et Channel One, Lone Ranger l’est d’autant plus en France, où il débarque en 1979, se produisant lors des toutes premières soirées sound system de l’Hexagone.
20 ans plus tard, il reprend la route accompagné par le sound system Soul Stereo. Point d’orgue de cette deuxième carrière, son passage sur la grande scène du Garance Reggae Festival 2011 à l’occasion de la soirée Studio One Revue. Nous avons souvent côtoyé Lone Ranger ces dix dernières années, il était donc temps de l’interroger. Mais impossible de parler de lui sans évoquer son acolyte de toujours, le producteur Chester Synmoie, tant ces deux-là étaient indissociables. Chester s’est éteint le 10 octobre 2011 et nous lui dédions cette interview.
Reggaefrance / D’où es-tu originaire en Jamaïque ? Comment as-tu grandi ? / Je suis né le 2 novembre 1958 à Kingston. En 1963, à l’âge de 5 ans, j’ai émigré en Angleterre, où j’ai grandi. Je suis retourné en Jamaïque en 1971.
Qu’est-ce que cela faisait à l’époque d’être un petit Jamaïcain en Angleterre ? Quand tu arrives en Angleterre de Jamaïque, tu as l’impression d’avoir voyagé dans le futur tellement tout est diffèrent : le froid, les gens…
Quels ont été tes premiers contacts avec la musique ? C’était en Angleterre ? Non, c’était à mon retour en Jamaïque. J’avais un très bon ami depuis longtemps, Chester (Synmoie, ndlr), qui était déjà immergé dans le milieu musical. J’allais avec lui en danse et j’écoutais attentivement les deejays, mes préférés étant surtout U-Roy et Jah Youth (Big Youth, ndlr). Avec l’argent qu’on me donnait pour déjeuner, j’allais « downtown » chez VP/Randy’s ou chez Joe Gibbs et j’achetais tous les disques de U-Roy ou de Big Youth sur lesquels je pouvais mettre la main. Je rentrais chez moi, j’écrivais tous les textes sur un cahier, je les étudiais et je les chantais ensuite sur le 45 tours. C’est comme cela que je me suis lancé.
 Coxsone me considérait d’abord comme son faiseur de hits. Dès qu’il voulait expérimenter des riddims, il m’appelait. 
As-tu eu l’occasion d’aller en soirée en Angleterre ? Non, j’étais trop jeune. Mais ma mère organisait des fêtes à la maison. Comme ma chambre était à l’étage, je pouvais tout entendre de ce qui se passait au rez-de-chaussée. A l’époque, les Jamaïcains n’avaient pas leurs propres clubs ou bars, alors ils reconstituaient leur petit « yard » chez eux, c’était le seul moyen de se divertir.
Pourquoi as-tu choisi le nom de Lone Ranger ? C’est arrivé pendant que j’étais à une soirée à Kingston Est, à un endroit appelé Rollington Town. Il y avait deux sounds qui jouaient : Soul Express, un sound de Franklin Town, avec qui je bossais avant de me faire appeler Lone Ranger. L’autre set était Ray Symbolic et il y avait tous les deejays du moment, ils étaient en train de retourner la danse. Moi, j’étais tout seul sur Soul Express. Quand mon tour est venu, je me suis rappelé d’un titre de Clint Eastwood où il disait : « Eastwood, c’est mon nom, je suis plus bad que Dillinger, plus dur que Trinity. » J’ai utilisé cette partie en disant : « je suis plus bad que Dillinger, plus dur que Trinity, plus chaud qu’Eastwood, mon nom est Lone Ranger, c’est pour ça que j’agis comme un inconnu » (« my name is the Lone Ranger, that’s why I act like a stranger »). Et le nom est resté.
Comment as-tu débuté ta carrière professionnelle ? C’est encore grâce à Chester. Lui et son frère Leon avaient monté un label, Thrillseekers. On a commencé à composer nos propres titres. C’est à ce moment-là qu’on a sorti Barnabas Collins, qui a été un énorme hit, mon premier hit. Et c’est d’ailleurs ce premier hit qui m’a amené en France.
Je pensais que Barnabas Collins avait été produit par Alvin « GG » Ranglin… Non, Alvin Ranglin l’a seulement distribué. C’est Chester qui a produit ce titre. Sur ce titre, tout le monde confond et dit qu’il était produit par GG. Non, il était seulement le distributeur.
A propos de Barnabas Collins, la chanson fait référence à un personnage de vampire, ce qui est plutôt inhabituel dans le reggae. Chez les rastas surtout : ils chassent les vampires et ne se comparent pas à eux. Pourquoi ? Baranabas Collins est une chanson de vampire, c’est vrai. Je l’ai sorti parce que Dark shadows était ma série télé préférée. Cette série était très populaire en Jamaïque et tout le monde se ruait pour la regarder tous les soirs. J’ai donc eu l’idée d’écrire sur les vampires et de voir si ça pouvait marcher. Tout le monde a aimé.
Ce n’était pas ton premier enregistrement professionnel ? C’est mon premier hit ! Mais j’avais déjà enregistré avant cela. Quelle chanson, je ne m’en rappelle plus. Chester aurait pu te le dire, car c’est lui qui m’a pris en main, qui m’a amené dans les studios : Treasure Isle, Thrillseekers et d’autres petits producteurs.
Comment as-tu atterri chez Studio One ? C’est Chester et son frère qui m’ont emmené voir Coxsone. J’ai beaucoup enregistré pour lui à partir de 1976. Barnabas Collins est devenu numéro un en 1979. Mais avant cela, j’avais enregistré The answer, mon tout premier enregistrement chez Studio One, Three miles skank, puis Tribute to Bob Marley, Chase dem crazy avec Welton Irie, Screw gone a north coast et enfin l’album ''On the over side of dub''. Coxsone me considérait d’abord comme son faiseur de hits. Dès qu’il voulait expérimenter des riddims ou essayer quelque chose de nouveau, il m’appelait : « Ranger, viens me voir ». J’allais au studio, je lui donnais des idées et j’essayais de créer quelque chose de nouveau. Par exemple, ''Top of the class'', le dernier album que j’ai enregistré pour Studio One, pendant la période où je vivais à New York, était un album expérimental. On faisait des essais, un peu de ceci, un peu de cela, même un peu de sons digitaux.
Tu étais aussi deejay pour le sound system Virgo Hi Fi, qui a été élu meilleur sound system de l’année en 1980. Exact, mais avant cela, j’étais deejay pour le sound Soul 2 Soul de Montego Bay en 1979. Quand j’ai eu un hit avec Baranabas Collins, je travaillais sur Soul 2 soul. J’ai été désigné meilleur deejay de l’année 1979 et j’ai gagné le El Suzie Award. En 1980, je suis parti pour Virgo et le titre Love bump, que j’ai enregistré pour Coxsone, était en train de tout écraser. Une nouvelle fois, j’ai été désigné deejay de l’année et Virgo a été élu sound system de l’année. En 1981, on a sorti Rosemarie avec Winston Riley : c’était terrible. Et les hits ont continué à s’enchainer comme ça jusqu’à ce que je m’implique avec le label Dynamite de Clive Jarrett, où j’ai sorti Johnny make you bad so et mon album, distribué par Greensleeves. D’ailleurs, les gens me parlent toujours de l’album Greensleeves, mais en réalité, c’est mon album. Il s’est passé un truc avec cet album qui n’a toujours pas été clarifié aujourd’hui. Cet album appartient à Clive Jarrett et à moi. Le seul album que j’ai cédé, c’était à Channel One, l’album ''M-16''.
D’ailleurs, à cette époque tu as beaucoup de chansons qui font clairement référence au contexte des élections de 1980 : M-16, Fist to fist days done, Automatic… Oui, c’est vrai. Et puis, il faut savoir que j’ai été élève à Up Park Camp, la base militaire. J’ai grandi avec ça, en première ligne. Là-dessus, j’en sais plus que beaucoup.
Pourquoi es-tu parti pour New York alors que tu étais très populaire ? Je suis parti pour New York pour une tournée, qui a débuté très exactement le 18 septembre 1981 au Madison Square Garden. J’étais très populaire et très sollicité. Nous étions plusieurs : Louie Lepkie, Sammy Dread, Carlton Livingston, Tony Tuff et Tristan Palma. Nous avons fait une grande tournée en Amérique du nord et au Canada. J’ai ensuite vécu pendant 16 ans et demi à New York. J’ai immigré légalement. Et entre temps, une bonne partie de ma famille était partie là-bas : ma mère a obtenu la nationalité, mon frère aussi… Moi, j’avais un visa et je faisais des allers-retours avec la Jamaïque. Et puis, un de mes enfants, mon fils, est né à New York, je me suis alors dit que j’allais rester un peu là-bas pour y bosser. Ca m’a donné des opportunités: au Japon, au Guyana, dans les Bermudes… C’était en quelque sorte mon petit circuit habituel.
Comment trouvais-tu ta vie à New York ? Pour moi, la vie à New York était belle. Je ne sais pas ce que ça a pu être avant ou pour d’autres Jamaïcains, mais moi, j’ai apprécié cette période. J’aime New York. Et puis, il y avait beaucoup de soirées, de clubbing…
En France, on te connaît depuis longtemps car tu as été un des premiers deejays à venir nous voir, dans les années 70. Oui, je suis venu en France la première fois en 1979, grâce à la journaliste Hélène Lee. C’est elle qui a rendu tout cela possible. En fait, c’est arrivé un soir où le sound Virgo jouait au 82 de Chisholm Avenue, le repère de Sugar Minott. J’avais pleins de hits à cette époque, alors quand je prenais le micro le public était chaud, criant, sautant, tapant sur les barrières jusqu’à ce qu’elles tombent. Tout au long de la soirée, des gars ont passé leur temps à relever les barrières et à chaque morceau, boom, elles tombaient à nouveau ! Hélène Lee était là, elle a vu ça et à la fin de la soirée, elle est venue me voir : « Lone Ranger, je t’ai vu au micro, si je te fais venir en France, tu crois que tu peux refaire ça ? » J’ai répondu : « bien sûr ! ». Elle m’a dit : « je te recontacte ». Quatre à six semaines plus tard, elle était de retour en Jamaïque pour organiser mon voyage. C’était la première fois que je revenais en Europe, après avoir quitté l’Angleterre, et la première fois que j’ai mis les pieds en France. Au même moment, Island Records avait sorti Barnabas Collins sur les labels WEA et Phonogram. Donc, mes morceaux étaient joués en France, bien que nous n’ayons jamais signé de contrats !
Qu’as-tu observé en France concernant la scène reggae ? J’ai vu que ça se développait bien. Même à l’époque, il y avait pas mal de clubs où tu pouvais écouter du reggae. Il y avait aussi des salles, comme la Chapelle des Lombards, le centre Pompidou…
Mais, il n’y avait pas de véritables sound systems à l’époque ? C’était un peu notre mission. On avait amené beaucoup de disques avec Chester et parfois on s’occupait de la sono : Chester jouait les disques et moi, j’étais au micro. Une première en France ! On ne pouvait pas trouver facilement des disques jamaïcains en France, c’est pourquoi on avait ramené les nôtres. On bougeait tout le temps avec et c’était quand même une galère, car les vynils sont lourds et peuvent facilement s’endommager.
En tant que deejay, ton style ressort fortement, notamment par rapport à celui de l’ancienne génération. En quoi était-il si différent ? D’abord, j’écrivais des histoires : je suis un deejay qui raconte des histoires, du début à la fin. J’avais aussi des gimmicks originaux, des petits tics de prononciation, comme si je marmonnais au micro, et j’étais plus mélodique. Et puis, j’essayais de tchatcher le plus longtemps possible sans m’arrêter.
Pourquoi as-tu quitté New York ? C’est la Jamaïque qui m’a appelé. En 1998, le nombre de deejays avait explosé, mais je ne voyais pas vraiment dans quelle direction allait la musique. Pour moi, ça ne menait nul part. Je n’entendais plus du tout de rub-a-dub. Quand je suis revenu en Jamaïque, tout le monde me disait : « Ranger, tout est différent maintenant, les gens n‘écoutent plus tes trucs, à cause de ce nouveau dancehall ». Je leur ai dit : « c’est bon, maintenant je suis revenu, je suis un roi parmi les deejays et je vais faire revenir mon rub-a-dub à Kinsgton. » Et c’est à ce moment là aussi que j’ai commencé à travailler avec Fata, de Soul Stereo, en 2000 à peu près. Quand je suis revenu en Jamaïque, je suis resté un an sans rien faire : pas d’enregistrements, pas de shows, rien, je me suis contenté d’écouter ce qu’il y avait à la radio, les morceaux des autres artistes. L’année d’après, j’ai recommencé à traîner dans les studios, mais je n’avais toujours pas de boulot pour des producteurs, pour des shows… J’étais juste là pour ressentir les vibrations du moment. Et puis, j’ai rencontré Fata (de Soul Stereo, ndlr), chez Techniques. J’étais avec Winston Riley, on écoutait des bandes et il est arrivé. Je lui ai fait un dub et je lui ai dit de retourner à Paris, de jouer ce dub et de voir s'il pourrait y avoir des shows pour moi là-bas. Fata ne m’a pas cru au début, mais il n’a pas perdu de temps et peu après, on est parti pour Paris.
C’est une belle histoire, cette rencontre avec Soul Stereo. Vous avez commencé par faire des petites dates, jusqu'à la Studio One Revue au Garance Reggae Festival l'année dernière… Je me sentais bien quand je suis monté sur scène lors du festival car je savais que beaucoup de mes fans, originaires de toutes les villes de France, allaient me voir travailler bien proprement sur cette grande scène : ils allaient enfin pouvoir voir de quoi Lone Ranger est vraiment capable.
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