INTERVIEW
Propos recueillis par : Sébastien Jobart
Photos : Karl Joseph
le lundi 08 novembre 2004 - 29 547 vues
Tiken Jah Fakoly a la voix grave et calme ; son débit est mesuré. Comme pour se faire bien comprendre de tout le monde. La valeur pédagogique de ses textes se retrouve dans ses discours, et c'est logiquement que cet entretien se transforme en un cours d'Histoire. Fidèle à ses convictions, l’héritier d’Alpha Blondy ne mâche pas ses mots, et cite nommément les personnes impliquées.
On voudrait discuter plus longtemps mais le temps presse : Tiken Jah repart le lendemain pour une tournée en Afrique. Entretien "conscient" avec un artiste qui ne l’est pas moins.
Reggaefrance / Ton dernier album s'intitule ''Coup de Gueule''. Après ''Mangercratie'', ''Cours d'Histoire'', et ''Françafrique'', tu n'as pas perdu ta fibre militante… Toujours au combat ? / Je crois que le monde va très mal. Avant je disais : « le pays va mal ». Maintenant c'est le monde qui va mal. En tant qu'artiste, mon unique manière de m'exprimer c'est au travers de mon art. C'est pour ça que je fais ce coup de gueule-là. Pour dire que je ne suis pas content. Cet album est différent de ''Françafrique''. Il est un peu plus ouvert, plus international. Avec ''Françafrique'', j'ai beaucoup voyagé, fais beaucoup de tournées : au Brésil, au Vénézuéla… Des gens venaient me voir après le concert pour me dire : « Tiken, on aime bien ce que tu fais, mais tu ne parles que de l'Afrique. Il y a aussi des problèmes ici ». Pour cet album, j'ai essayé d'élargir un peu le sujet.
Un thème revient souvent dans tes chansons, c'est le pouvoir des administrations sur les populations. Tu n'aimes pas les politiciens ? Ce n'est pas que je les aime pas. Je pense que la politique aurait pu être une bonne chose. Je pense que les politiciens ont un comportement qui n'est pas cool du tout, comme on dit. Dans tous les pays. Je ne dis pas tous les politiciens sont mauvais : je dénonce certains comportements, tout en souhaitant que cela change. Je pense que beaucoup de personnes ont envie de leur dire des choses mais on ne leur en donne pas la possibilité. Moi je l'ai. Je peux parler, voyager. Et ça serait dommage de ne rien dire.
A qui ''Quitte le pouvoir'' est-elle adressée ? Au président de la Côte d'Ivoire, Laurent Gbagbo ? Pas seulement Laurent Gbagbo. Je pense que c'est un titre qui peut être dédié aujourd'hui à George Bush. Je respecte ce qui s'est passé au Etats-Unis : il a été élu démocratiquement. C'est le choix des Américains et je le respecte. Mais pour moi, il ne mérite pas d'être là, et ce titre pourrait lui être adressé. Il s'adresse aussi à des dirigeants, essentiellement africains, qui sont là depuis 40 ans. Il y a par exemple le président du Togo qui a été le ''collègue'' de Georges Pompidou, de Giscard d'Estaing, de François Mitterrand, de Jacques Chirac, et probablement du prochain président français. Je pense que le peuple togolais a envie de lui dire de partir, mais on ne lui en donne pas l'occasion.
Les élections ne sont pas une manière pour la population de dire à un dirigeant de partir. A partir du moment où les élections sont truquées, et où les médias dans lesquels la population pourrait s'exprimer sont pris en otage par le pouvoir, il n'y a plus de porte de sortie. Ils sont comme dans une boîte, enfermés. J'ai décidé de le dire à leur place.
La chanson s'adresse aussi à Laurent Gbagbo qui a fait trente ans d'opposition et qui, une fois arrivé au pouvoir, a fait tout ce qu'il avait dénoncé auparavant. Laurent Gbagbo a fait assassiner des journalistes en Côte d'Ivoire… Il ne mérite pas d'être là. Le troisième couplet est plus général. Il s'adresse à tous ceux qui ne méritent pas d'être là. Il y a beaucoup de dirigeants, aujourd'hui au pouvoir en Afrique, qu'on appelle des Sages. Si les gens ont des problèmes, c'est chez eux qu'on va chercher une solution. Mais ce ne sont pas des exemples. Quelqu'un qui a fait quarante ans de pouvoir, il ne sait pas ce qu'est la démocratie ! Il ne sait pas ce qu'est la liberté d'expression. Devant lui, personne ne parle : c'est lui le chef, lui qui parle. Comment voulez-vous qu'il trouve une solution à un problème qui concerne la démocratie ? Ces gens ne méritent pas d'être au pouvoir, et c'est à eux que s'adresse ce titre.
La situation en Côte d'Ivoire ne s'est pas améliorée depuis les deux ans de crise. Hier encore, des affrontements ont opposé l'armée régulière et rebelles. Quel est ton sentiment ? Je suis l'un des premiers à ne pas avoir été surpris par ce qui arrive aujourd'hui. Je connaît le président actuel, Laurent Gbagbo. Quand il était dans l'opposition, il n'était pas mon ami, mais on s'appréciait mutuellement. Quand on se voyait, il me disait : « C'est bien ce que tu fais. L'Afrique a besoin d'artistes comme toi. La Côte d'Ivoire compte sur toi ». Maintenant qu'il est au pouvoir, il n'apprécie plus ce que je fait. Aujourd'hui, il est soutenu par une petite minorité. S'il accepte des élections, il ne sera plus président. Par contre, si le pays est dans une situation qui n'est ni la paix ni la guerre, il est assuré d'être toujours président. Il s'arrange pour que le pays reste dans cette situation. C'est pourquoi il n'a jamais respecté les engagements pris lors des Accords de Marcoussis, qui ont été signés ici en France. Il y a eu aussi des rencontres au Ghana, au Togo, au Sénégal, mais jamais il n'a respecté ses engagements.
Vois-tu une issue à cette crise ? Je pense que ce sont des nationalistes qui sont au pouvoir en Côte d'Ivoire. Il faut trouver une solution radicale. J'espère que la communauté Internationale s'y intéressera. Quand je dis communauté internationale, je ne veux pas non plus compter sur les organisations qui ont été mises en place par les pays d'Occident. Je parle aussi de l'union africaine. Pour moi, ça doit être notre premier recours. J'espère qu'ils prendront les dispositions qu'il faut pour trouver une solution à la crise en Côte d'Ivoire. Mais il faut que ce soit une solution radicale. On ne peut pas bloquer ce pays pendant deux ans. Les populations sont fatiguées, frustrées. Le mec arrive, dit des choses, et fait le contraire quand il est sur le terrain. On en peut pas continuer comme ça.
Quand tu parles de solution radicale, tu imagines aussi une libération du peuple par lui-même ? Que le peuple prenne les armes aux côtés des rebelles ? Ce n'est pas à moi de dire ce genre de choses Mais il faut trouver une solution radicale. Laurent Gbagbo doit partir, de toutes les manières. On ne peut pas bloquer 16 millions de personnes parce qu'une personne est accrochée au pouvoir. Toute la Côte d'Ivoire est fatiguée. Je fais partie des personnes qui, dès le lendemain de son arrivée au pouvoir, ont dit que Laurent Gbagbo avait été mal élu. Parce qu'iI a été mis là, soutenu par les socialistes. Jospin était 1er ministre en France, ils ont appuyé Laurent Gbago et l'ont mis au pouvoir.
Tu nommes explicitement les dirigeants dans tes chansons, ce qui t'as valu une interdiction de séjour en Côte d'Ivoire. Comment le vis-tu ? Cela fait deux ans que je ne suis pas retourné dans mon pays. Je pense que c'est le prix à payer. Il faut des gens pour dire des choses, et j'ai décidé de les dire. Il y a un prix à payer pour ça. Tout ce qu'on me demande, pour que je puisse rentrer, c'est que je dise que Laurent Gbago a été élu démocratiquement. Mais je ne peux pas, puisque j'ai déjà dit qu'il avait été mal élu. On me demande de dire qu'il faut que les rebelles déposent les armes. Je ne peux pas le dire non plus, puisque j'ai la même maladie que les rebelles. On n'a pas la même manière de se battre, mais chacun cherche le remède à sa manière. Les rebelles n'ont pas la voix que j'ai. Ce sont des militaires, ils ont des armes. Je les laisse se battre. Je connais le problème puisque ce sont des Ivoiriens qui sont traités comme des sous-Ivoiriens. Leur seule manière de revenir prendre leur place dans la société ivoirienne, c'était de prendre les armes. Et ça a été le dernier recours dans beaucoup de pays où il y a des injustices. Aujourd'hui, je suis en exil au Mali depuis deux ans. La pays me manque, mais j'assume car c'est le prix à payer.
Mon grand frère Alpha Blondy était en tournée quand la guerre a démarré. Il était parti pour rester à l'extérieur du pays. Pendant un concert au Togo, il a dit que les rebelles devaient déposer les armes et que Laurent Gbagbo était un président élu démocratiquement. Il a pu rentrer au pays tranquillement. Cette phrase qu'on me demande de dire, je ne peux pas la prononcer. Ce serait me contredire. J'ai été rebelle avant les rebelles. J'ai sorti mes albums "Mangercratie" en 1996, et "Cours d'Histoire" en 1999. J'étais déjà rebelle. Je ne fais pas lâcher l'affaire après avoir lutté pendant tout ce temps-là. Des millions d'Africains seraient déçus.
L'Afrique se bat contre de nombreux problèmes. Tu en soulignes un dans L'Afrique doit du fric, où tu dénonces l'hypocrisie de cette dette dans laquelle sont piégés les pays africains. La Côte d'Ivoire et presque tous les pays africains sont confrontés au problème de la dette. Je pense que l'Afrique ne doit rien. Aujourd'hui, si on doit sortir la facture de l'esclavage, de tout ce que la France a pillé pendant la colonisation, tout ce que l'Angleterre a pillé au Sierra Leone, en Ouganda, ce que les USA, l'Allemagne et tous les pays occidentaux en général ont pillé dans les pays où ils étaient… Si aujourd'hui on doit sortir la facture, c'est eux qui vont nous devoir quelque chose.
Il y a une politique de dépendance qui est créée par les Occidentaux. On ne s'en sort pas. Je considère que ce sont des choses qui méritent d'être dénoncées. Les médias sont pris en otage par les différents pouvoirs qui normalement devraient nous donner des détails sur cette dette-là. Il devrait y avoir des débats télévisés pour expliquer. Mais il n'y a pas de débat, on ne sais pas où va l'argent. Les dirigeants qui reçoivent cet argent et qui s'en vont construire des châteaux dans les villages sont soutenus par les pays occidentaux. A la veille des élections, ici en France, il y a des valises d'argent qui viennent. Saviez-vous qu'à la veille des dernières élections présidentielles en France, Le Pen a reçu une valise d'argent de la part d'Omar Bongo (Président du Gabon, ndlr) ? Saviez-vous cela ? C'est la honte… Jacques Chirac, quand il était premier ministre, il était tout le temps chez Houphouët Boigny, pour prendre de l'argent.
L'Afrique ne doit rien. Tout ceux qui sont allés en Afrique savent que même dans les régions désertiques les gens ont le sourire, ils mangent. Il n'y a aucun problème. On crée des problèmes pour que l'Afrique soit dépendante.
Dans ''Ca va faire mal'', tu préviens les grandes puissances du potentiel d'une Afrique unie. L'unification de l'Afrique est-elle possible ? Les pays occidentaux le savent. Et ce depuis le temps de la colonisation. Ils savaient que si l'Afrique représentait une seule voix, avec ses richesses de culture, ses richesses dont regorge son sol, l'Afrique pouvait être une force et imposer des choses. Pendant la colonisation, ils ont tracé les frontières actuelles de l'Afrique. Mes ancêtres, qui étaient de l'empire du Mandingue, se sont réveillés un matin, et étaient devenus Ivoiriens. On a dit la même chose aux gens du Ghana, qui étaient du royaume Ashanti, et on a obligé ces deux peuples à vivre ensemble. Avec différentes cultures, différentes manières de voir les choses.
Pourtant, l'empire du Mandingue, qui était un grand empire de l'Afrique de l'Ouest au XIIIe siècle, était très bien organisé. L'empereur Sunjata Keyta en 1235 a été le premier empereur africain à nommer des femmes dans son gouvernement. Il y en avait neuf. Les pays occidentaux ne sont pas les premiers à avoir eu des femmes dans leur gouvernement. Il y avait des préfets et des sous-préfets : c'était un empire structuré. Ce n'est pas l'Occident qui est venu l'organiser. Je pense que cela a été fait exprès. Les frontières ont été tracées dans le but qu'on passe toute notre vie à se taper dessus. Et pendant qu'on se tape dessus, ils volent les richesses du pays. Dans certains pays, les pays occidentaux fournissent des armes à la rébellion et en fournissent d'autres au pouvoir en place.
Diviser pour mieux régner… Voilà. Les gens se battent et veulent avoir leurs faveurs. Je pense que si l'Afrique était unie, ça pourrait faire très très mal. Des gens y croyaient avant, et malheureusement ils ont été trahis par des frères. L'union africaine dont on parle aujourd'hui aurait du être concrétisée dès l'indépendance. Il y avait des dirigeants africains qui y ont pensé. Qui a mit l'E.U.A sur place ? C'est Hailé Sélassié et les autres : Sekou Touré, Modibo keita, Patrice Lumumba…
Ces gens étaient prêts à mettre l'union africaine en place. Mais il y avait d'autres dirigeants qui étaient en faveur du colonisateur et qui ont été des traîtres. Ce qui fait que ça n'a pas été possible.
Aujourd'hui, on a les moyens légaux. Il faut penser à ça, parce que ce sera notre seule porte de sortie. Quand on veut acheter une 205, c'est la France qui fixe le prix. Mais quand on veut acheter du cacao de Côte d'Ivoire ou le coton, c'est encore la France qui fixe le prix.
Le reggae jamaïcain a développé, à travers le retour en Afrique, une image fantasmée du continent , alors que le reggae africain, lui, chante ses malheurs… C'est le rêve et la réalité. Nous, on est né en Afrique. On a grandi là-bas, on connaît les problèmes. Eux ont été arrachés à l'Afrique. Ils sont nés dans un autre coin du monde, et ont entendu parler de l'Afrique. Quand leurs ancêtres sont partis d'Afrique, il n'y avait pas de problème. Les ancêtres sont partie avec l'image d'une Afrique pas très unie puisqu'il y avait les royaumes qui se battaient pour agrandir leurs territoires. Il y avait cela. Mais rien de ce que l'Afrique connaît actuellement. Et cette image a été transmises aux fils par les pères. Par le bouche-à-oreille. Ils ont cette image de l'Afrique. Nous qui sommes nés en Afrique parlons de l'actualité. On parle des réalités. Nous ne sommes pas dans le rêve. Eux rêvent de revenir. Notre message est différent. Des artistes comme Joseph Hill (Culture) ou les Gladiators ne peuvent pas connaître les vrais problèmes de la Côte d'Ivoire aujourd'hui. C'est aussi simple que ça.
Mais c'est aussi ça le but du reggae. Je pense que chaque artiste reggae doit parler de l'actualité de sa région, sa réalité. On a le droit de franchir les frontières : je peux parler de l'Irak. Mais ma priorité doit être la Côte d'Ivoire, l'Afrique. La priorité de Sinsemilia doit être de parler des problèmes qu'il y a en France. Pareil pour la Jamaïque. C'est ça, le reggae.
Tu es parti enregistrer en Jamaïque. C'est une attitude qui se répand et ce n'est pas la première fois que tu le fais. Quelle a été ta motivation pour enregistrer là-bas ? Cela fait quatre fois que je vais en Jamaïque. Mon objectif était de créer un pont musical entre la Jamaïque et l'Afrique. Pour concrétiser une prophétie de Bob Marley qui disait que le reggae doit retourner à la source. Ce retour doit se faire ensemble, avec les Jamaïcains. Moi je viens, je chante dans une langue africaine mais je suis accompagné par des Jamaïcains. Ca fait une seule force.
Tu as aujourd'hui un public fidèle en France. Ton concert à Paris était complet bien avant la date. Comment l'expliques-tu ? Est-ce une pression supplémentaire ? Pour moi, c'est le plus dur qui commence. La responsabilité grandit. Je remercie ce public qui est venu me soutenir ce soir-là. C'est le signe que Tiken ne doit plus s'amuser. Que des gens comptent sur moi. Ca veut dire : « Maintenant, il n'y a plus de blague ». On est allé dans beaucoup de villes, et à chaque fois l'accueil a été chaleureux. On est content, parce que ça veut dire que le travail que l'on fait est bon.
Le mot de la fin ? Je crois qu'on a tout dit. Mais je veux rappeler que le monde va très mal, et qu'il y a des gens qui en sont responsables. Il faut que les gens se rapprochent des associations comme Attac (www.france.attac.org) ou comme Survie (www.survie-france.org), des associations qui se battent pour informer les gens sur l'actualité. Parce qu'il y a des détails que les gens ne maîtrisent pas. Je voudrais que le peuple français se déplace à chaque fois que des associations de ce genre organisent des manifestations. C'est très important, parce que soit on participe aux manifestations, soit on est consentant. Si les gens ne sortent pas, ça veut dire qu'ils s'en foutent.
Quand en France on te demande de laisser tes phares allumés le jour, tu vois toute une mobilisation. Pourtant, quand on dit que l'armée française a laissé les Rwandais s'entretuer, la manifestation ne rassemble pas plus de 1000 personnes. C'est ce qui me choque. On voudrait simplement que les Français soient un peu sensibles aux choses qu'il se passe en Afrique. On a vu ça contre la guerre en Irak. La guerre au Rwanda, on en a parlé, mais il n'y a pas eu cette mobilisation. Est-ce que cela veut dire que la vie des Africains est inférieure à la vie des autres ? Depuis l'indépendance, ceux qui ont apporté des choses positives à l'Afrique ce sont les associations. Parce que quand la France donne 5 francs à un pays comme le Mali, c'est qu'elle attend 10 francs en retour. J'ai une chanson qui dit que l'Occident ne fait rien pour rien. Les associations le font sans arrière-pensée, pour aider.
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